Fait Divers à l’Everest

L’agression d’un groupe de 3 alpinistes de haut niveau par un groupe de 50 Sherpas d’altitude survenue au camp 2 de l’Everest a fait le buzz autour du monde. A l’origine de l’incident, une transgression mineure des consignes tacites pratiquées usuellement sur la montagne et une réaction disproportionnée du leader Sherpa ayant entrainé l’effusion de violence.

Par delà le fait divers en partie grossi par les médias, interrogation des rapports socio-culturels à l’œuvre entre occidentaux au sens élargi et népalais, noués depuis plus d’un siècle maintenant…Ce vu de Kathmandu par un assistant de Miss Hawley, l’historienne de l’himalayisme népalais installée ici depuis 50 ans.

1/ Qu’est ce que l’Everest aujourd’hui ?

11/ Le privilège d’une clientèle riche opérée par les Sherpas

L’Everest, 8848m, plus haut sommet de la planète et emblème du Népal (appelé Sagarmatha en Népalais, Chomolangma en tibétain) est un sommet dont les deux voies normales, l’une népalaise, l’autre chinoise, sont majoritairement fréquentées moins par les alpinistes authentiques que de riches touristes sportifs au curriculum alpin fréquemment moyen voire insuffisant. Côté népalais, cette clientèle débourse en moyenne de 8 à 47000 euros pour décrocher son rêve, le prix variant selon la qualité du service (Par exemple, les clients les plus riches ont droit de coloniser la partie supérieure du camp de base, là où les moins nantis doivent se contenter de la partie basse). Pour les alpinistes amateur autonomes demandant un permis autre que la voie normale de l’Everest, le permis d’ascension à décrocher au ministère du tourisme s’élève à 9000 dollars par personne pour une expédition de 3 membres…

La main d’œuvre des Sherpas, du nom de cette ethnie basée dans la vallée du Khumbu au pied de l’Everest et phénotypiquement mieux adaptée qu’aucune autre à la haute altitude, a permis historiquement le développement de l’himalayisme : sans elle pas de conquête himalayenne au 20ème siècle ! Et aujourd’hui encore, qu’ils soient porteurs dans la vallée lors de la marche d’approche ou grimpeurs pour équiper la montagne et accompagner les candidats lors de l’ascension, leur présence est indispensable à la réussite des expéditions commerciales (celles-ci étant apparues à l’orée des années 1990, leur nombre s’étant accru de façon drastique depuis le nouveau millénaire). Ceux ci installent, le camp, font la cuisine, préparent la voie en l’équipant intégralement de cordes fixes et assistent les candidats dans leur progression sur les flancs de la montagne. Lors du printemps 2012, sur 546 membres ayant réussi l’ascension de l’Everest, la moitié était Sherpa. Sur le total des clients, moins de 10% étaient d’authentiques alpinistes.

12/ Le miroir d’une société de consommation (ultra)libérale avec son cortège de dérives

· Une diminution continue de la proportion d’alpinistes parmi les clients des voies normales

D’un point de vue alpinistique, l’ascension de l’Everest est une course cotée F à PD+ selon le versant Tibétain ou Népalais, avec de rares passages d’escalade rendus extrêmes par l’altitude (quoique certains d’entre eux soient équipés en permanence, à l’image de l’échelle du second ressaut de la voie normale côté tibétain, posée par les chinois en 1975). Une voie peu difficile dans l’absolu mais très engagée par l’altitude et la longueur, nécessitant un connaissance indispensable des bases de l’alpinisme et une expérience plus que conséquente pour s’y lancer en alpiniste autonome.

Or criblée de cordes fixes, avec oxygène (pour un certain nombre dès le camp 2 à 6300m) et l’aide (pour ne pas dire l’assistanat) des Sherpas, elle devient une via ferrata accessible à tout sportif de niveau moyen et en aucun cas une affaire d’alpinisme…Un alpiniste norvégien, Tormod Granheim, rapporte ainsi qu’à son retour d’une tentative à ski côté tibétain, il n’a vu aucun clients porter de piolet…De même côté népalais, certains observateurs nous rapportaient un fait nouveau la saison dernière : des clients trop fatigués appelaient fréquemment leur Sherpa attitré pour les aider à changer leur poignée jumar (permettant de se hisser le long d’une corde avec le moindre effort), d’une corde fixe à l’autre…

· Des motivations tenant essentiellement à la gloire personnelle, au carriérisme ou à l’entrée au livre des records !

Afférent à ce défaut de connaissance et de vécu d’alpiniste, consumérisme et individualisme mêlés font des ravages, hors la réussite point de salut ! Ainsi récemment, un alpiniste britannique, la 50aine bien tassée et surcharge pondérale prononcée, refusait-il de nous livrer son récit : il avait du être héliporté du camp de base sans même pouvoir débuter son ascension, ayant contracté un début de mal d’altitude (chose pas exceptionnelle). Craignant pour sa réputation (sic), l’intéressé a décidé qu’il témoignerait uniquement en cas de réussite, refusant d’être comptabilisé tant qu’il ne parviendrait pas au sommet ! De façon plus ambitieuse viennent ensuite ceux qui jouent leur carrière sur la montagne, comme lors de cet épisode du printemps 2012 où une prétendante a cru judicieux d’utiliser l’Everest pour son opération marketing : Shriya Shah Klorfine, canadienne de 33 ans, elle aussi sans antécédent alpin, avait décidé de réaliser l’ascension de l’Everest pour booster sa carrière de « motivationnal speaker » ! Parvenue au sommet le 19 Mai à 14h (une journée d’affluence record au sommet avec 233 ascensionnistes !), l’inconsciente est morte de fatigue à 8400m d’altitude lors de la redescente.

La fameuse file indienne du 19 Mai 2012 en route pour le col sud…(Photo Ralf Dumovitz)

Différemment ambitieux arrivent enfin les plus alpinistes du lot, certains professionnels. Parmi eux, les protagonistes des records qui ont tendance à s’affirmer depuis la décennie 2000 : plus vieux, plus jeune, premier de telle nation, premier avec jambes artificielles, premier aveugle etc…Si ces records peuvent parfois avoir des raisons saines sur le fond (en lien au handicap par exemple), pour le reste, le néant le rivalise souvent à la bêtise (qui des plus vieux au sommet cette saison, Miura ou Bahadur ? On vous tiendra au courant bien sur ;)), y compris sur le strict plan sportif (le plus rapide…). Et de fait, aucunes de ces entreprises n’a de valeur en terme alpinistique, toutes employant le même itinéraire aseptisé, sans aucune notion d’engagement autre que celle liée à la présence dans un environnement hostile. Mais dans tous les cas, des plans de communication toujours authentifiés comme alpinistique par les grands médias, de par cette seule étiquette fantasmatique derrière ces termes tronqués : Everest / 8000 / le plus haut.

13/ Entre deux mondes, une société Sherpa en pleine mutation

Face à cette évolution et son cortège de valeurs qu’ils s’approprient de plus en plus – celles d’une société (ultra)libérale basée uniquement sur l’image et la performance individuelle, les Sherpas aspirent de plus en plus à être reconnus aux yeux du monde en reprenant progressivement la propriété de leur montagne. On ne compte plus ainsi les records d’ascension (d’Ang Rita à Apa Sherpa, parvenu 21 fois au sommet…), de vitesse (record établi entre 2003 et 2004 par Pemba Dorjee et Lakpa Gelu avec oxygène), l’image des Sherpas étant devenue de plus en plus médiatique au fil des 20 dernières années, avec ses icônes (dont beaucoup, une fois riches, quittent leur propre pays, à l’image d’Apa parti vivre aux Etats Unis…) et ses polémiques parfois (concernant l’établissement du record de vitesse d’Avril 2004).


Ang Rita Sherpa, premier homme au monde à avoir réalisé 10 ascensions de l’Everest, toutes sans oxygène dont une en hiver (record toujours d’actualité). Star d’hier aujourd’hui tombée au second plan (et dans l’alcool), lui a moins su gérer son image médiatique que ses successeurs…

Cependant si cette tendance s’accentue, sur leur terrain, les Sherpas employés par les expéditions sont toujours soumis ultimement aux mêmes positionnements socio-culturels inconscients de leur clientèle, confondant trop souvent Sherpa et autre inférieur…Traités habituellement comme tels au cœur des expéditions, ne pouvant s’affirmer non plus devant ces alpinistes occidentaux trop forts techniquement, quand les Sherpas récupèreront-ils leur montagne et la fierté qui leur échoit ?! L’évènement survenu à l’Everest, exceptionnel par son intensité, témoigne radicalement de ce besoin de reconnaissance, alors même qu’il s’est trompé de manière – c’est à dire révélé ici par une violente réaction d’égo liée à une vexation alpinistique…mais pas forcément de cible !

2) Un fait divers grave aux effets grossis par le buzz médiatique :

· Des alpinistes professionnels violemment expulsés de la montagne.

Le 27 Avril dernier, le trio composé des alpinistes de haut niveau Simone Moro (49ème séjour au Népal!), Ueli Steck (12ème expédition) et le novice Jonathan Griffith, choisissent d’aller s’acclimater au Camp 3 de l’Everest (7200m) en rejoignant la tente laissée par leurs collègues russes également alpinistes de haut niveau, Denis Urubko et Alexei Bolotov. Tous les 5 font partie de l’élite internationale des alpinistes, 2 d’entre eux, Steck et Urubko, ayant notamment obtenu un Piolet d’Or dans les années récentes.


Un trio d’excellence en partance pour l’un des plus beaux objectifs himalayens : la face sud ouest de l’Everest. La cordée envisageait l’ouverture d’une nouvelle voie en style alpin…

(Photo : Jonathan Griffith)

Si le tandem russe était monté précédemment au devant des équipes de Sherpas installant les cordes fixes, le trio européen aura mal choisi son moment en entreprenant leur ascension au moment même où une équipe était justement en train de faire ce travail. La suite a été largement décrite : le trio décordé avale la face glaciaire en un clin d’œil, prenant soin cependant de grimper 50 mètres en parallèle à la ligne des Sherpas, laissant penser qu’il y a de la place pour tous sur la montagne. Seul hic, pour rejoindre leur tente, le trio doit traverser la ligne de cordes entrain d’être posée par le leader. C’est après que Griffith eut traversé la ligne et alors que Steck était entrain de faire de même que le chef Sherpa a perdu la raison, descendant alors en rappel jusqu’à Steck, cherchant à provoquer l’altercation en le poussant. Le Sherpa explose alors, Steck s’excuse comme il peut, proposant même de finir le travail de pose lui même ! Simone Moro arrivé entre temps, le Sherpa brandit son piolet en sa direction, les choses s’envenimant définitivement après une ultime malheureuse volée d’insulte en népali que Moro pratique un peu.

Immédiatement après, le chef Sherpa décide alors de poursuivre sa descente et rappelle avec lui tous ses hommes au camp 2. Dans le même temps, Ueli Steck et ses compagnons finissent de poser les 260m de cordes fixes jusqu’au camp 3. Le trio décide immédiatement après de redescendre au camp 2 pour « mettre les choses au clair », selon les termes de Simone Moro échangés par radio avec le camp. Peu après son arrivée, les infortunés vont alors commencer à faire les frais de l’emportement du chef Sherpa, qui entre temps avait réussi à rallier une cinquantaine d’autres collègues à sa cause (dont on aura jamais le fin mot les jours qui suivent…). Ceux ci ont alors commencé à molester les 3 occidentaux implorant, des pierres auraient également été lancées (dont une aurait atteint Steck), cinquante autres personnes, Sherpas et occidentaux mêlés ayant assisté passivement à la scène. Seuls les guides Melissa Arnot et Marty Schmidt s’interposeront (Schmidt se ramassant une pierre), leur permettant d’éviter le lynchage et d’obtenir l’évacuation salvatrice vers le camp de base ! Après accalmie, le chef Sherpa a indiqué aux 3 infortunés qu’ils disposent d’une heure pour plier l’ensemble de leurs bagages et quitter les lieux, sous peine de mort…

· Des alpinistes dans leur plein droit. Le craquage et la faute du chef Sherpa.

D’un point de vue juridique tout d’abord, les alpinistes étaient dans leur plein droit, aucun règlement autre que tacite ne réservant un droit spécifique des Sherpas à pouvoir interdire l’accès à la voie normale le temps de l’exercice de la pose des cordes fixes. Ainsi les jours précédents l’évènement, Denis Urubko et Alexei Bolotov les avaient-ils déjà précédé dans leur travail en allant poser une tente au site du Camp 3, fait qui n’aura occasionné aucun vague. Rien n’interdisait donc juridiquement l’évolution des alpinistes avant ou en même temps que les Sherpas. Plus encore, l’équipe était en possession de leur permis d’accès à la face ouest du Lhotse (par où passe la voie normale de l’Everest pour rejoindre le col sud), comme à celle de la face sud-ouest jusqu’à l’arête ouest ! Rien ne leur interdisait donc non plus de vouloir s’acclimater sur cette voie normale, facile à leur niveau, avant d’attaquer leur véritable objectif, la face sud ouest ou l’arête ouest.

A défaut ensuite de ne jamais pouvoir obtenir la version exacte des faits (autre que celle donnée par les intéressés et d’autres témoins dans les médias), une chose paraît claire : selon Miss Hawley et bon nombre d’observateurs, ce qui a mis le feu au poudre, à la faveur d’une fin de journée de dur labeur dans le vent et le froid, c’est le triple affront fait au chef Sherpa par cette équipe, qui sous ses yeux :

aura grimpé la même voie en solo intégral (c’est à dire décordé) bien plus rapidement (une fois encore, les protagonistes européens sont des alpinistes de haut niveau)

aura traversé sa ligne entrain d’être installé (le prétexte pour entamer l’altercation)

l’aura insulté lorsqu’il commençait à menacer la sécurité des deux alpinistes Steck et Moro (culturellement, la faute ultime dans le monde Sherpa)

« Le chef Sherpa n’aura pas supporté de perdre la face, la pire humiliation pour un asiatique ». Si l’effusion de violence ayant suivi au camp 2 relève « du jamais vu » selon elle, la réaction de cette relation difficile entre Sherpa et alpinistes était cependant déjà connue, d’autres alpinistes comme Steve House en ayant témoigné lors d’autres expéditions récentes, toujours lors de cette même phase d’acclimatation sur les voies normales avant d’entamer l’objectif en lui même.

· Un grossissement des faits liés au buzz.

Si l’on a pu lire que les Sherpas avaient initialement dérapé à cause d’un morceau de glace qui aurait entaillé un de leur camarade lors de la traversée du trio sur leurs cordes fixe (fait unanimement démenti depuis, dans la mesure où aucune trace de blessure sur aucun d’entre eux n’a été trouvée depuis), à la lecture des articles sur le web on aura pu croire que le trio a été frappé puis a commencé à subir des jets de pierre de la part d’une cinquantaine de Sherpas. Or les effets physiques de ces violences retranscrites n’étaient pas du tout palpables à Kathmandou lors de leur interview (Mardi 30 Avril dernier), du moins sur les parties visibles en short et t shirt ! Lorsque nous avons cherché les marques de blessures (bleus cités dans la presse, coupures etc…) sur les intéressés, aux bras, aux jambes ou au visage, ceux ci n’avaient guère plus à nous montrer qu’une vague trace de coupure sur la lèvre pour Steck (ladite pierre…), un doigt cassé pour Moro et rien pour Griffith, hormis quelques égratignures. Si la violence des faits au Camp 2 ne saurait être remise en question vu le nombre de témoins, les médias l’auront toutefois éxagérée s’agissant des dommages corporels réellement engendrés, un combat de 50 contre 3 à mains nues ne pouvant laisser aussi peu de marques !


La photo d’une autre expédition de Simone Moro : vue en miniature comme accroche de l’actu sur le site de National Geographic, on peut croire aisément à la vision d’un homme fraîchement roué de coups !

3/ Analyse, enjeux et prospectives.

· Retour à la (voie) normale … pour tout le monde !

Que s’est il passé ensuite ? Dès les évènements, nombre de patrons d’agence s’étaient de suite empressés de découvrir avec soulagement ou non si l’un des Sherpas faisait partie de son équipe (dixit Moro lors de son interview) puis les officiels népalais présents sur place ont pris les choses en main. Les fautifs, bien connus des infortunés (deux d’entre eux parmi les agresseurs étaient avec Steck au sommet l’an dernier ; « je leur avais offert chacun un coca », se lamente t-il, dans un rictus dépité…) risquent maintenant des sanctions, si ce n’est de la part de leur propre agence, certainement du ministère du tourisme (qui dès l’annonce de l’évènement, annonçait publiquement son regret pour l’image du Népal et de la venue des publics d’alpinistes…) et de la justice népalaise…

Un officiel népalais aurait sinon dores et déjà évoqué l’idée d’interdire tout bonnement aux alpinistes l’accès à la voie normale par delà les lignes Sherpas lors de la phase d’équipement de la voie normale. Une telle réglementation, si elle ne ferait qu’affirmer un peu plus le statut d’autoroute aseptisée de la voie normale, n’empêchera cependant pas les alpinistes de revenir…Ainsi, Simone Moro est-il déjà reparti travailler dans la même région de l’Everest en tant que pilote d’helicoptère dédié aux secours. Steck et Griffith, revenus respectivement en Suisse et en France reviendront certainement dès l’année prochaine pour retenter le même itinéraire. C’est que l’Everest est vendeur pour tout le monde, agences et alpinistes pros. Côté Everest, aucun retour à signaler depuis ce jour, les 36 expéditions en place versant népalais continuent leur ascension…Le problème entendu ici n’a donc ultimement rien à voir avec la question du style employé ou à défendre, il s’agit d’abord pour chacun de préserver son business.

· La « cause Sherpa », une cause entendue des alpinistes ?!

Par delà la légitimité d’une pratique professionnelle, dont a témoigné l’ensemble des réactions de la part de grands alpinistes (NB médiatiques ^^) tels Steve House, Artur Hajzer…on notera cependant avec intérêt que tous ont unanimement fustigé la réaction Sherpa en se contentant de baser leur argumentaire uniquement sur un positionnement type : « les alpinistes authentiques n’ont plus droit de cité à l’EVER / voilà comment on traite notre alpinisme à l’origine de leur employabilité aujourd’hui, /chacun a le droit d’entreprendre ses affaires sur une montagne appartenant à tout le monde » etc…A l’image de la clientèle de ces mêmes expéditions fustigées, toutes formes de positionnement dénotant bien ultimement ce même reste de mécanisme d’appropriation post-colonial inconscient de la montagne et de ses habitants !

Ainsi, si lors de son interview à Kathmandu auprès de Miss Hawley le 30 Mai dernier, Simone Moro en présence de ses deux camarades a su présenter des arguments convaincants pour se disculper de toute « effraction » commise lors des évènements (y compris de l’injure initiale, partie toute seule sous la menace du piolet…), il y a fort à constater cependant qu’aucune forme de réflexion n’a depuis émané des intéressés qui, à la fin d’une interview à chaud pour UKC, avançaient pourtant : « The three climbers feel that they don’t believe that their actions were the reasons behind such a mass attack. They believe that the reaction was from a far more deep rooted and long term problem, which is the way that Nepalis feel treated by Westerners on the mountain and this was a uprising against that ». Trois jours plus tard à Kathmandu, cette réflexion était déjà bien loin : la priorité était à chercher à se disculper un maximum afin de soigner au mieux sa communication pour préparer la suite.

· La société Sherpa aujourd’hui : une société en pleine mutation pétrie d’inégalités

Si les alpinistes revendiquent leur légitime présence sur la montagne, et les actes perpétrés ici ne sauraient que leur donner raison, les Sherpa, natifs du pied de la montagne, commencent seulement à revendiquer à leur façon cette appartenance et par là leur propre légitimité.


Ce que le touriste peut voir en grand à l’entrée du Thamel, avec ce slogan : « Fabriqué au Népal, juste comme nous ». Un semblant de slogan nationaliste pour l’affirmation foncière d’un groupe ethnique sur fond de commerce juteux (Sherpa commercialise des vêtements de montagne).

Ainsi si la majorité des agences proposant des ascensions au Népal étaient souvent gérées à l’origine par les occidentaux (« Himalayan Experience » par exemple, la société de Russel Brice, himalayiste néo zélandais réputé des années 80 et créée il y a plus de 20 ans déjà et en activité chaque année sur les flancs de l’Everest), à la faveur du développement socio-économique sans précédent ayant sévi dans la vallée de l’Everest les 20 dernières années, de plus en plus de Sherpas se sont convertis avec un succès croissant à la création d’entreprise, traduisant concrètement l’envie de prendre en main le développement de cette manne économique ultra-lucrative. Beaucoup sachant ainsi manier la calculatrice mieux que leurs congénères ont déjà visité une bonne partie du monde, des Etats Unis à l’Europe en passant par le Japon et les pays du sud-est asiatiques…

Hier simples exécutants des sahibs, aujourd’hui chefs d’entreprises extrêmement rémunératrices, ce changement ne signifie pas forcément cependant amélioration des conditions de travail pour les Sherpas employés in situ. A l’image de l’agence « Seven Summit Treks » (dirigeants : Chhang Dawa et Mingma Sherpa, les premiers frères détenteurs du challenge des 14 8000m…), certains de ces nouveaux chefs d’entreprise népalais n’hésitent pas à casser leur prix auprès des clients tout en sous payant leur propres employés, proches naïfs débauchés du fin fond de leurs vallées…Le droit du travail, peu ou prou inexistant, attendra !

Mais si les Sherpas mettent de plus en plus la main sur le business des expéditions à l’Everest et sur les autres grands sommets, que ce soit sous gestion népalaise ou occidentale, un fait ne varie pas : les exécutants sur le terrain sont soumis à la même considération socio-culturelle d’une clientèle confondant trop fréquemment Sherpa et inférieur ! Ce type d’attitude, jusqu’alors acceptée par atavisme culturel (les Sherpas sont originellement bouddhistes d’obédience tibétaine, pacifistes en somme), commence à déteindre aussi dans les comportements, un mépris répondant à l’autre, les Sherpas se moquant volontiers du spectacle de touristes parfois trop en deça de leur objectif ou prenant la mouche lorsqu’ils se font doubler par quelques alpinistes occidentaux meilleurs qu’eux.

S’agissant de technique alpine justement, il faut aussi savoir enfin que si les Sherpas sont le moteur des ascensions commerciales à l’Everest (en ayant majorité recours à l’oxygène), leur bagage technique n’est cependant encadré par aucune formation technique népalaise reconnue par l’UIAGM, contrairement à nos Guides de Haute Montagne formés à l’ENSA. (Cette dernière avait tenté officiellement des actions de formation auprès des népalais, mais dans les faits au final, celle ci n’avait débouché que sur la formation d’un seul guide guide de haute montagne en 2008…). Les structures de l’état en sont pour le moment encore incapables, la NMA (Nepal Mountaineering Association) ayant un pouvoir et des moyens dérisoires face à un ministère du tourisme corrompu…

En guise de conclusion… un vœu pieu pour la Déesse Mère des Vents !

Le fait que les voies normales de l’Everest soient devenues un cirque où l’alpinisme n’a plus sa place n’est pas un scoop. Par delà les actes pathétiques perpétrés sous le camp 3 puis au camp 2 de l’Everest, que les Sherpas aspirent à gagner la considération qui leur échoit en se réappropriant leur montagne après les sahibs au 20ème siècle et selon leurs valeurs en sera peut être un…Qu’en chacun des occidentaux enfin, alpinistes professionnels comme candidats à l’ascension des 8000 commerciaux, puisse demeurer des restes de positionnement inconscient post colonial devrait en tout cas interroger ou servir d’incitation à se poser des questions quant à sa propre façon de voyager en rapport à d’autres cultures, sur l’Everest comme sur d’autres montagnes de pays « sous-développés ».

Comme le disait Bonatti : ‘Les grandes montagnes ont la valeur des hommes qui se mesurent à elles. Sans cela, elles ne sont que des tas de cailloux ! ». A chaque alpiniste de définir le sens des valeurs qu’il entend porter sur les cimes du monde. Choisissant de gravir tel sommet de tel pays, on devient immanquablement acteur du développement de ce pays et hôte de celui-ci (c’est à dire avec des devoirs!). A chacun de considérer sa responsabilité en jeu. Entre tentation d’ingérence ou évitement (plus ou moins colonial) de la question, on aura alors tout le loisir de conscientiser les paradoxes de son positionnement, dépassant largement celui du seul consommateur de loisir !

Rodolphe Popier, Kathmandu, 6 Mai 2013

Sources :

A propos de l’attaque :

http://www.ukclimbing.com/news/item.php?id=68020

http://news.nationalgeographic.com/news/2013/13/130502-mount-everest-fight-simone-moro-interview-sherpas/

http://www.alpineexposures.com/blogs/chamonix-conditions/7815849-everest-final-release

Réactions d’alpinistes médiatisés :

http://www.explorersweb.com/info.php?area=expeditions

http://urubko.blogspot.com/2013/05/khumbu-wars.html

Quelques articles moins consensuels de la presse nationale :

http://news.nationalgeographic.com/news/2013/13/130501-mount-everest-fight-sherpas-sahibs-world-mountain-climbing/

http://www.guardian.co.uk/world/2013/may/05/sherpa-resentment-fuelled-everest-brawl?commentpage=1

http://www.himalayamasala.com/himalaya-blog/everest-lawlessness-and-expedition-industry

A propos des ascensions commerciales :

http://www.tourism.gov.np/menu.php?p=28&page=Mountaineering%20Royalty (la page du cout des permis à l’Everest et sur les autres sommets du Népal)

A lire : le livre de David Durkan, « Penguins on Everest », récemment paru et cautionné par rien moins que Doug Scott (ayant signé la préface), Chris Bonington et Reinhold Messner. Celui ci fait le point de manière piquante sur l’évolution de l’alpinisme sur les flancs de l’Himalaya, de 1950 à nos jours.

Pour plus d’informations sur l’Everest et l’himalayisme népalais :

http://www.himalayandatabase.com/

le site internet présentant les travaux de l’ « Himalayan Database », les archives de Miss Elizabeth Hawley recensant l’intégralité des expéditions au Népal de 1905 à nos jours.

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