Erhard Loretan, disparition d’un géant de l’alpinisme


Genèse d’une vocation
Érhard Lorétan naît le 28 Avril 1959 et passe son
enfance à Bulle, en Gruyère. Dès le plus jeune âge, rien n’est plus intéressant
à ses yeux que de se rapprocher du ciel. Mais de son propre aveu, sa vocation de
montagnard trouvera un moteur psychique essentiel suite au départ de son père en
1966. Alors qu’il n’a que 7 ans ou 8 ans, c’est décidé, il sera guide de haute
montagne. L’imaginaire baigné des livres de Frison-Roche, à 11 ans son mentor
Michel Guidotti l’emmène faire sa première ascension. La Dent-de-Broc ne culmine
peut-être qu’à 1829m pour une arête ouest de difficulté modeste (AD), mais
l’émotion ressentie ce jour-là scelle définitivement la passion de l’enfant
chétif.

Un apprentissage précoce

Sa scolarité se passe dès lors
sans encombres : le « Professeur Rébuffat » est là pour répondre à toutes les
questions, et les environs de la cabane Früden dans l’Oberland, gardée par son
cousin Fritz (à droite sur la photo), se prêtent bien à l’application de ces
conseils !! Dès l’été 1970, l’apprentissage commence, tant et si bien qu’à 13
ans, Érhard prend pour la première fois la tête de cordée, Michel Guidotti
buttant dans le passage clé. À 16 ans il ouvre sa première voie dans les
Gastlosen avec Vincent Charrière, vit sa première expérience en solo (qui
faillit bien être la dernière!), commence à sillonner les Alpes de Chamonix aux
Dolomites et l’année de ses 17 ans, c’est la première expédition dans les Andes
! « Entre 10 et 20 ans, j’ai accumulé ce que d’aucuns mettraient une vie à
amasser, parce que pour moi la vie se confondait avec la montagne (…) Au
regard de mes amis, à la beauté du geste, à la pureté du paysage, à la lumière
de certains matins, au crépuscule de certains jours, j’ai compris le sens du mot
bonheur ».

Les 8000 et la consécration

Son diplôme de guide en poche
en 1981, dès l’année suivante, il réalise son premier sommet de 8000m avec
Norbert Joos sur le versant Diamir du Nanga Parbat (8125m) dans le cadre d’une
expédition traditionnelle. Le reste de la liste s’échelonnera jusqu’à ce jour du
5 Octobre 1995 où, parvenu au sommet du Kangchenjunga, Érhard devient le 3ème
homme à réussir le challenge des 14 sommets de 8000m, quasiment 10 ans après
Reinhold Messner et Jerzy Kukuczka. Et comme ce dernier, Érhard ne poursuivra
réellement qu’un seul objectif : privilégier la réalisation d’itinéraires
nouveaux ou en style alpin, pas la gloire médiatique.
En 1984, Érhard
réalise ainsi la première traversée de l’Annapurna par son arête Est avec
Norbert Joos, le tandem effectuant la descente de la face Nord à vue avec pour
seule indication…une carte postale !! Il s’agit bien de la voie normale d’ «
Annapurna premier 8000 » en 1950. Longtemps après, Lorétan reconnaîtra cet
épisode comme l’un de ses plus limites. L’exploit ne sera d’ailleurs repris
qu’en 2002 par J-C Lafaille et Alberto Innurategui, ceux-ci effectuant
l’aller-retour par l’arête elle-même pour ce que Lafaille considérait comme sa
plus dure ascension.
L’année suivante voit Jean Troillet rejoindre sa
cordée, ainsi que Pierre-Alain Steiner, un des meilleurs glaciairistes de
l’époque. Le trio effectue alors la 1ère hivernale de la face Est du Daulaghiri
ouverte en 1980 par McIntyre et Ghilini. La photo du sommet est éloquente : par
-50°C, Steiner est à genoux, réchauffé par les bons soins des battoirs de Jean
Troillet !!
En 1990, c’est la première de la face Sud Ouest du Cho Oyu (en
hommage à P-A Steiner décédé sur cette même face en 1986) et l’ouverture d’une
nouvelle voie dans la mythique face sud du Shishapangma (ouverte par Doug Scott
en 82), avec Jean Troillet et Voytek Kurtyka.
En parallèle à ces réussites,
il ne faut également pas oublier non plus ses 4 tentatives, toujours en style
alpin, à la face ouest du K2, qui sera seulement réussie par une forte (et
lourde) expédition russe en 2007.

Mais si la pureté de son style fait
rapidement consensus parmi l’élite internationale des himalayistes, c’est avant
tout son exceptionnelle faculté d’adaptation à la haute altitude qui fait de lui
sans doute le plus fort himalayiste des années 80/90.
Ainsi en 1986 à
l’Everest, Érhard flanqué de son compagnon Troillet font tomber tous les
standards de la vitesse en haute altitude, réalisant l’aller-retour de la face
Nord par le difficile couloir Hornbein en 43h30 aller et retour, après une
mémorable descente expédiée en 3h sur leurs (solides) fonds de culotte !!! Même
Pierre Béghin, alors le meilleur himalayiste français doit faire abandonner vers
8000m, ne pouvant tenir le rythme. L’exploit n’a jamais connu de répétition.


Le couloir Hornbein à l’Everest (Photo : René Robert)

Après
le Cho Oyu en 1990 par sa face Sud Ouest en 27 heures puis le Pilier Ouest du
Makalu en 1991 en 33h, en 1995, pour son dernier 8000m, Érhard trace seul
l’interminable voie normale du Kangchenjunga dans des brassées de neige…Une
ribambelle de forts himalayistes n’arrivent alors pas à le suivre dans sa propre
trace !!! Jean Troillet peine mais tiendra (il sera le seul!), André Georges
abandonne au dernier camp à 7900m, Sergio Martini et Abele Blanc, comme Fausto
De Stefani (ayant tous trois intégré le club des vainqueurs des 14 8000 depuis,
bien qu’un doute susbiste pour le Lhotse de De Stefani), arrêtent vers 8200m, et
Benoît Chamoux entrainera Pierre Royer et lui-même à leur perte, faute d’avoir
voulu devenir le troisième homme au même moment.

Autres réalisations marquantes
Il ne faudrait cependant pas
résumer la carrière d’Érhard Lorétan qu’à ses exploits sur les sommets de 8000m,
celui-ci ayant également signé diverses autres réalisations de premier plan sur
d’autres sommets du monde.
Avec Voytek Kurtyka, il ajoute ainsi une superbe
voie à la Tour Sans Nom de Trango au Pakistan en Juin 1988, dont il termine
l’ascension en Pyjama ! Seul en Antarctique, Lorétan ouvrira également deux
itinéraires majeurs de plus de 2000m de dénivelé en face Sud-Ouest du Mont
Eperly (4508m) en 1994 et en face Sud-Ouest du ‘Pic de la Bonté’ (4500m) en
1995, peu de temps après sa conclusion au ‘Kangch’. En matière d’enchaînement,
Érhard réalise aussi deux exploits majeurs dans les Alpes :
En Février 86,
André Georges lui propose l’enchaînement de la ‘Couronne Impériale’ : ce ne sont
pas moins que les 38 sommets de 4000m entourant Zermatt qui seront enchaînés 19
jours durant (avec seulement 7 jours de beau!) par 140kms d’arêtes, pour un
dénivelé final de 25000m!
Trois ans plus tard, en Janvier 89, André Georges
invitera à nouveau Érhard cette fois dans l’Oberland pour l’enchaînement de 13
faces nord en 13 jours, dont la célèbre trilogie Eiger-Mönch-Jungfrau !! 11150m
sont ainsi avalés en 13 jours, en solo la plupart du temps, ou assurés sur les
clous de charpentier d’André Georges !!

La Tour Sans Nom (Photo A. Petit)
La marque d’un puriste
Si
relire ses faits d »alpinistes ne laissent aucun doute quand à l’importance de
sa place dans l’histoire de l’Himalayisme et de l’alpinisme de pointe, ce qui
frappe surtout chez Érhard Lorétan, à l’instar de ses amis Jean Troillet et
André Georges, c’est sa simplicité absolue, et par là même son humilité. Mâtiné
de son petit accent suisse, jamais l’homme ne s’est laissé aller à un
exhibitionnisme égocentrique devant les caméras !
Depuis le dramatique
accident de la mort de son bébé en Décembre 2001 qui lui avait valu un
acharnement disproportionné des médias, Érhard Lorétan vivait discrètement dans
sa Gruyère natale, trouvant son bonheur dans l’exercice du métier de guide.
Comme Rébuffat, il prolongeait son bonheur d’amoureux de la montagne en aidant
ceux qui le désiraient à réaliser leurs rêves alpins.
« Je voudrais
remercier les montagnes pour m’avoir offert tant de bonheur durant près de 40
années » confiait-il lors d’une interview au festival de Trento. C’est un
puriste absolu de la montagne et un guide exemplaire qui s’en est allé. À
l’instar de Jerzy Kukuczka, le départ de ce ‘Little big man’ attachant est une
immense perte pour le milieu international de la montagne.

Rodolphe
Popier

* Pour aller plus loin dans la découverte du personnage, lire
ou relire ‘Les 8000 rugissants’ (Éditions de la Sarine).

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