Le paradoxe de l’allumeur de réverbères

(ou une autre lecture de la prise de risque en montagne ?)

Gros plan sur une main ferme, abîmée, une main calleuse, presque crayeuse tant elle a donné, tant elle a soutenue, maintenue fermement le grimpeur à la vie. Gros plan puis zoom arrière : Patrick est suspendu dans le vide, il grimpe comme un oiseau au-dessus d’un vide sidérant, il grimpe, sans corde, sans rien d’autre que la stricte volonté de resté agrippé à la paroi qu’il aime plus qu’il ne la redoute, accroché comme un damné à sa liberté.

Années 80 : mon frère et moi sommes admiratifs, plus que de l’exploit, ce qui nous subjugue à ce moment là, c’est cette liberté, intense, ultime, sans concession. Ce qui nous subjugue, au-delà même du seul grimpeur illuminé, c’est que l’écho est grand, dans la presse, sur les écrans : pour le monde entier, la liberté est incarnée là, dans ce regard farouche qui risque la mort pour se sentir plus intensément en vie.

Avec Reinhold, Jean-Marc et tant d’autres aventuriers de l’intense, les premières pierres sont posées, ou peut-être est-ce juste une continuité d’un passé déjà existant ? Mais le fait est là : là-haut, on trouve la liberté en allant frôler l’impossible, là-haut on trouve la liberté dans le jeu subtil avec la mort.

2015 … nous avons trop joué à vouloir être libres. Les images d’exploits extraordinaires sont pléthores, elles s’imposent à nos rétines, les écrans sont à portée de main, la liberté s’affiche comme produit de grande consommation et ce qui faisait rêver autrefois est devenue d’une banalité malsaine. Nous avons trop joué à vouloir être libres, ce que nous racontaient Patrick, Reinhold et les autres ne veut plus rien dire, on ne comprend plus rien. Tout a été bon pour faire avaler la sauce, l’hurluberlu qui descend de l’Everest avec force oxygène et chaise à porteur c’est revendiqué porteur de cette liberté bon marché, les marques et les spots publicitaires soutiennent la notion comme un leitmotiv, les voitures se vendent mieux en faisant croire qu’elles permettent de s’émanciper, de sortir des rues pour atteindre les sommets … Ça y est on a fait le tour, comme souvent l’homme a fait ce qu’il fait le mieux : épuiser ses richesses jusqu’à la lie.

Alors voilà que le paradoxe arrive, que la schizophrénie nous envahit comme un cancer, que tout est prétexte à retrouver cette image du passé qui nous hante, que les forums et les articles ressassent les exploits comme si les Patrick étaient encore là, comme si mon frangin n’était pas mort pour cette foutue liberté, comme si après lui, tant d’autres n’étaient pas resté sur le monument aux « morts pour la passion ».

Liberté : que veut encore dire ce mot alors que tout nous a été vendu ?

Et si tout ceci n’est qu’un jeu alors expliquez-moi : pourquoi les morts ne font-ils pas semblant ?

A présent que les aventuriers de l’intense ont disparu que revendiquer ? Et qui pour porter le drapeau ? On ne pourra pas éternellement aller plus vite. Maintenant qu’on a été mille fois plus haut, on ne pourra pas éternellement faire plus dur … et surtout, si nous nous acharnons à le faire, quelle histoire raconter à nos enfants ?

Pour poser quelles étoiles dans les yeux de nos adolescents ?

Non décidément, le mot « liberté » ne suffit plus à justifier les morts, lourds de l’inutilité du grimpeur de Terray et de la passion dont on rempli nos bassines.

Il faut trouver autre chose.

Patrick et les autres étaient des allumeurs de réverbères, ils nous faisaient rêver parce qu’au delà du risque, malgré eux, ils nous racontaient un équilibre, une manière de vivre.

Et si nous abandonnions un temps le message de liberté pour nous concentrer sur la manière de la vivre ?

Ce qu’ils nous racontaient de loin, n’était pas dans leurs paroles mais dans leurs gestes : certes les solos des Patrick étaient lunaires, mais à y regarder de plus près, ce qui était frappant n’était pas tant le vide qui se creusait sous leurs pieds, ce qui était frappant, c’est qu’ils dansaient.

C’est peut-être ça qu’ils voulaient tous nous dire : au-delà des risques pris, ce qui importe c’est la manière, c’est tout ce qu’on ne raconte pas avec des mots.

Et si nous continuions à exprimer cette liberté qu’ils vivaient ?

Non pas en continuant à mourir ou à s’exposer pour un jeu de dupes mais bien plutôt en s’amusant simplement, à notre niveau, sans se prendre au sérieux, en ayant conscience de nos limites, sans chercher ad vitam une ligne infranchissable, une pente plus raide que les autres.

Honnêtement, avons-nous encore besoin de prendre tous les risques pour exprimer la liberté que nous voulons promouvoir ?

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