Guide de haute montagne et cinéaste, François Damilano est au Pakistan pour une nouvelle expédition himalayenne. Pour Libération, il distille quelques cartes postales d’altitude depuis le K2, second sommet de la Terre. Cinquième chronique.
Retranscription de ma chronique hebdomadaire écrite depuis le camp 2 du K2. Température dans la tente -10°C. Altitude 6670 m.
J’ai un goût d’émietté de thon à l’huile d’olive dans la bouche. Ce n’est pas très agréable. Et ma molaire cassée en croquant un fruit sec au pied de la fameuse House Chimney agace ma langue. L’impression d’un énorme trou que j’ai vérifié avec mon petit miroir de poche. Mon épouse peut déjà anticiper un rendez-vous chez ma dentiste préférée.
Je suis seul dans une tente d’altitude arrimée à la pente de glace à 45°. Autant dire que le sol de l’intérieur n’est pas plat et tout à tendance à glisser vers l’ouest (ou plutôt vers le bas). Nazir, mon binôme pakistanais trouve décidément ma conversation en ourdou trop limitée et a opté pour une tente voisine. J’ai donc pris mes aises et me suis préparé un dîner (15h00) de roi en espérant qu’il consente à rester dans mon estomac: soupe instantanée aux champignons agrémentée de miettes de biscottes suivi du fameux émietté de thon. Si tout se passe bien, je tenterais un mini roulé aux fraises un peu plus tard, en dessert.
Dans mon moleskine offert par Sophie en début d’expédition, je n’ai rien écrit sur la journée d’hier. Le moleskine était le carnet préféré d’écrivains comme Bruce Chatwin (1), j’espère qu’il m’évitera les sempiternelles litanies de voyageur-aventurier que chaque himalayiste rêve un peu d’incarner.
Pas sûr. L’hypoxie n’a jamais affûté l’intellect.
Hier je n’ai rien écrit. Sans doute déjà blasé de recommencer la longue montée depuis le camp de base (5000 m) jusqu’à l’inconfortable camp 1 (6100 m). Sans doute un peu le blues de l’annonce du renforcement du vent par la liaison radio cacophonique.
Mais ce matin, au départ du camp 1, tout s’est illuminé. Petite bise, grand soleil, sommets innombrables à l’horizon. La pente est raide – la plus grande pente du monde a écrit avec un peu de mépris l’alpiniste britannique Alan Rouse. Immédiatement et dans la démesure. Aucun replat. Et tout en bas, cette image subliminale – tellement observée dans maints articles et livres de montagne – qui surgit subitement avec la vision du long serpent de glace du glacier du Baltoro.