N+1 ou l’alpinisme numérique !
En feuilletant le magnifique ouvrage de Gilles Modica (éditions Catherine Destivelle) sur l’évolution du matériel d’alpinisme, je me suis posé la question des chapitres futurs. Quelles seront les évolutions techniques du 21ème siècle dans le monde vertical ?
Le matériel évolue rapidement, encouragé notamment par notre tendance au N+1.
La théorie du N+1 ? Mais si, voyons !
Illustration : cet automne, après une session entre potes à Bleau, nous avons refait le monde autour d’une bière (sans rien pouvoir y changer, naturellement). John, le copain américain, ricanait en nous écoutant parler pour la millième fois de la future paire de skis que nous allions acheter. Ou de la paire de chaussons qui nous aurait permis d’enchaîner tel bloc récalcitrant. Et, en consommateur avisé, il a rappelé la théorie du N+1.
Le concept est simple et bien connu : regardez dans votre cave, là où vous stockez précieusement votre matos de montagne. Il vous manque toujours quelque chose. Toujours. Le fameux « +1 » !
En préparant mon sac pour filer en montagne, c’était clair : la révolution du 21ème siècle était déjà écrite. Mes N+1 sont numériques, électriques, et médiatiques aussi.
Pour nous les citadins, les sites internet sont indispensables à notre pratique. Voire à notre sécurité. Ils nous permettent de nous tenir informés des conditions de la montagne, de connaître l’évolution du manteau neigeux, des possibilités de sorties en top conditions et de se jeter dans la gueule du loup sans se faire manger tout cru !
Les vidéos en ligne nous permettent de décortiquer les passages clés, de faire des arrêts sur image et d’identifier le petit arbuste ou le cailloux caractéristique qui nous servira de repère dans le « à vue »…
Combien de fois ai-je eu la sensation d’avoir parcouru un itinéraire depuis mon canapé ? Et combien de fois ai-je évité de perdre du temps, combien de fois ai-je évité de me mettre en danger grâce à ces informations précieuses ?
Cette année, j’ai rajouté dans mon sac tout un tas de trucs. Des machins avec des ports USB, des câbles et des batteries. Mais que des outils indispensables !
Ma nouvelle clope électronique avec une batterie de secours, bien sûr. Mon Smartphone qui fait tout et tout seul en plus, avec une coque/batterie pour plus d’autonomie. Mon appareil photo numérique. Ma nouvelle lampe frontale super intelligente qui s’adapte à la luminosité du moment et sa batterie de secours. Des nouvelles chaussettes chauffantes et leurs batteries (article à venir). O-bli-ga-toires.
Mais je n’ai pas le GPS. Ah non ! Faut pas abuser. Je suis un vrai de vrai moi !
Et puis la caméra sur le casque, faut-il en parler ? Moi, ça me fait bien marrer de voir ces champignons partout. Mais je suis bien content de voir des vidéos en ligne, « ça me profite » comme on dit par chez moi !
Quant au Détecteur de Victime en Avalanche (DVA), c’est une évidence pour tout le monde maintenant.
En mai, j’étais en stage dans le Verdon avec une bande d’énervés, encadré par de supers guides, supers expérimentés, qui hallucinaient sur notre génération.
Après une dizaine de minutes de désescalade, nous arrivons à un embranchement pourri. Petite pose pédagogique, l’un des coachs nous demande d’identifier le bon itinéraire. A droite ou à gauche ? Question simple. Dans la seconde qui a suivi, nous avons tous dégainé notre téléphone intelligent pour trouver la réponse. Zoom, dé-zoom et re-zoom ! Les deux guides, complètement navrés, ont échangé un regard entendu
Faut dire que la scène était cocasse. On avait tous le nez collé sur l’écran alors que la marque rouge qui signale l’itinéraire était à deux mètres !
Mais moi, je ne sais plus comment faire sans tous ces artifices. Existe-t-il un centre de désintoxication numérique? Et tant qu’on y est : faut-il arrêter de se servir des pitons, des coinceurs, des broches et autres piolets traction? La montagne à mains nues, comme disait René Desmaison?
Revenir en arrière aurait-il un sens ?
Évidement qu’ils étaient vaillants nos alpinistes de l’époque ! Évidement qu’ils avaient les vraies qualités de l’aventurier, qu’ils étaient solides et robustes, qu’ils étaient sans complexes et en super forme ! Et puis ils avaient accepté une vie de bohème (pour la plupart), il fallait du temps (et de quoi manger) pour pouvoir tenter et retenter des ouvertures ou répétitions.
Il fallait aussi une bonne dose de courage pour partir dans une face. Sans information, sans topo. Juste avec le besoin d’y aller. Il fallait du flair et de la créativité. De la détermination aussi.
Et alors pour la météo ? A part les divinations de l’ancien du village, la couleur des rhododendrons et l’alignement des planètes, on pouvait toujours se fier à sa bonne étoile.
Parce que fallait pas trop compter sur l’hélicoptère au bout du fil…
Mais de nos jours, tout est possible. Alors on veut tout. Tout de suite et sans contraintes. Pourquoi se priver d’informations riches et utiles ? Pourquoi renoncer à une escapade, un hold up à la journée quand il n’y a qu’un pas à faire ?
Faut-il refuser le confort de produits innovants ? Faut-il renoncer à tout ces acquis ?
Pour ma part j’ai pleinement conscience que, sans toutes ces informations, ma pratique de la montagne serait beaucoup plus maigre et plus modeste. Comme beaucoup je répète des voies classiques (avec enthousiasme) et c’est déjà pas mal.
Assis « au bistrot des copains », « quelque part dans les cieux » (un hommage à Renaud), Steve Jobs doit jubiler en nous voyant pianoter, assis sur une moraine. Alors que Rébuffat et Bonatti doivent bien se foutre de notre gueule, c’est sûr…