Et si Ueli Steck n’était pas une machine ?
S’il était un être humain comme vous et moi ? Difficile à croire, n’est-ce pas ?
Le phénomène Ueli en haute montagne, c’est un peu l’équivalent du type qui débarquerait dans un stade, prendrait le départ du 100m avec les meilleurs athlètes internationaux et pulvériserait le record du monde. Mais pas de quelques dixièmes. Plutôt du genre sept secondes au 100m. Le truc tellement incroyable qu’on ne sait pas comment c’est possible. Le type a dû tricher… Ou déniché un nouveau produit, ou bien vraiment on nous prend pour des cons… Mais il revient, prend le départ du 400m et divise une nouvelle fois le temps par deux. Et il fait pareil pour le 800m… Et ça dure comme ça pendant une dizaine d’années.
Du coup, on se dit que ce type n’est pas humain. Et comme il ne fait pas bon être un dieu ou un de ses disciples en ce moment, on préfère se dire que ce type est une machine. La « Swiss Machine ».
Mais en réalité, non, on a tout faux. On a rien compris, bordel !
Bon, je vous dois quelques explications. Samedi dernier, j’avais rendez-vous avec l’athlète pour une interview à Autrans. Pendant le Festival du film de montagne, une vidéo inclassable nous était présentée. Un mélange de confidences, interviews, reportage, documentaire sur les ascensions de la face sud de l’Annapurna à la fin 2013 : d’abord Ueli Steck en solo pendant vingt-huit heures, et quinze jours plus tard, Graziani et Benoist qui y passeront dix jours inoubliables… Le film s’appelle On ne marche qu’une fois sur la lune et on le doit à Bertrand Delapierre et à Christophe Raylat (éditions Guérin).
Le sujet : le syndrome dit de « l’accomplissement absolu ». A 38 ans, Ueli Steck réalise le projet de toute une vie. La face sud de L’Annapurna. En solo. Sans suivre la stratégie initiale : le copain de cordée fait un refus d’obstacle à la rimaye. Ueli part quand même. Juste pour voir. Les conditions sont extraordinaires et il remonte jusqu’au pied des difficultés où il fait une pause. C’est là qu’il prend une avalanche de plein fouet. Elle n’arrive heureusement pas à l’arracher de la pente. Ueli nous raconte qu’à ce moment il accepte la mort. Qu’il accepte le risque possible et aléatoire de mourir pour réussir le rêve de sa vie.
Il repart, franchit les difficultés et atteint le sommet dans un état de lucidité terrifiant. Il a réussi l’impossible, mais il est dans la pire des situations possibles. Seul au sommet, il se rend compte qu’il va devoir redescendre par la voie de montée, mais surtout qu’il n’a plus du tout envie de mourir ! Le soleil vient de se lever et il se trouve sur une face sud, qui prend donc le soleil. La tension nerveuse retombera uniquement lorsqu’il il franchira la rimaye en sens inverse et qu’il retrouvera l’équipe venue à sa rencontre.
La phase qui va suivre, personne ne peut la comprendre entièrement. Comment expliquer la mécanique psychologique ? Ueli Steck, ce jour-là, a accepté de mettre sa vie en jeu, sur le tapis, en toute conscience. Au nom de quoi au juste ? Il savait que ce n’était pas la bonne décision, surtout lui qui cherche toujours à tout contrôler, tout planifier, tout maitriser. Mais après avoir survécu à l’avalanche, il a lâché prise. Il n’a d’ailleurs pas tergiversé longtemps avant de s’engager dans l’inconnu. Il est très probable que dans les secondes qui ont suivi, il s’est remis en route, concentré au maximum, focalisé seulement sur la précision des gestes.
Après cet exploit vient se mêler un autre sentiment qui le déstabilisera pendant plus d’un an. C’est ce syndrome de l’accomplissement absolu. Que peut-on faire après une telle performance ? A quoi bon continuer à s’entrainer ? Ou trouver la motivation pour d’autres projets, moins prestigieux ? Comment redescendre en douceur d’un tel sommet, l’apothéose pour notre génération d’alpinistes ? Surtout que l’homme est au sommet de sa forme. Mais il est persuadé que cette voie est à sens unique, que s’il continue comme cela, il se tuera. Qu’il doit trouver un autre chemin. Puis il prend conscience que la dépression qui l’envahit est normale, un peu comme ces athlètes qui gagnent les Jeux Olympiques, puis qui ressentent un vide insondable.
Pendant l’année qui suit, Ueli Steck fera de la montagne en compagnie de sa femme. Juste pour le plaisir. Cette période lui aura été nécessaire pour tourner la page et retrouver la motivation des grands jours.
Cet été, il a réalisé la traversée des quatre-vingt-deux 4000 des Alpes en 62 jours. C’était le projet de Berhault et Magnin dont on connait la fin tragique. Il confie d’ailleurs que l’histoire tragique liée à ces projets (la mort de Beghin et la survie de Lafaille dans la face sud de l’Annapurna, la mort de Berhault lors de cette traversée, etc.) nourrit l’attirance. Beaucoup plus qu’une face jamais tentée.
Il aurait probablement pu mettre une cinquantaine de jours si la mort de l’alpiniste néerlandais Martjin Seuren, ne lui avait pas brutalement coupé le souffle. L’homme fut très touché par l’accident de son ami et ne réussit à prendre la décision de repartir que douze jours plus tard.
Le 16 novembre 2015, Ueli a récupéré son record dans la face nord de l’Eiger, qu’il appelle «son jardin ». Il a mis cette fois deux heures, vingt-deux minutes, et cinquante secondes. Soit vingt-cinq minutes de moins qu’en 2008. Il raconte que sa fréquence cardiaque est beaucoup plus basse que sept ans plus tôt. Par conséquent, il a encore de la marge, mais il ne veut plus prendre de risques comme autrefois… Petite précision : quatre jours avant, il a également établi le record encordé en trois heures et quarante-six minutes (soit le même chrono que son premier record en solo en 2007).
Bref, il semblerait que la motivation soit revenue et qu’il ait trouvé un second souffle… Just for fun.
Quant à l‘interview, je suis arrivé avec des questions super pointues et techniques, mais en relisant mes notes, je trouve que c’est chiant à mourir et qu’on n’apprend pas grand-chose. J’ai donc fait un tri pour ne retranscrire que ce qui vaut la peine d’être partagé.
Kairn : Pourquoi est-ce qu’on te voit rarement avec les mêmes partenaires ? À part ta femme, bien sûr.
Ueli Steck : Avec Nicole on ne fait que des trucs faciles ! (Tu parles. Si vous voyez leur liste de courses, vous auriez blêmi, comme moi. De mémoire, il l’a emmené fêter son anniversaire dans la face nord de l’Eiger). Je fais souvent des trucs avec les mêmes copains mais cela n’intéresse pas le public. Mais pour les trucs durs c’est très compliqué. Au Shishapangma et à l’Annapurna, j’étais avec des partenaires. Mais au final je me suis retrouvé seul. Je comprends la fatigue ou la décision de dernière minute mais ça complique les choses. Ou ça les rend plus simple…
Kairn : Bonatti a eu le courage de s’arrêter au sommet de sa gloire. Après son solo aux Drus. J’imagine que ça te parle?
Ueli Steck : Oui, c’est incroyable de réussir à prendre cette décision. Mais les gens ne comprennent pas bien. Lui, il savait qu’il était allé très loin. Et que s’il continuait comme ça, il allait mourir. Maintenant tu vois des alpinistes plus ou moins connus qui marchent quinze jours pour gravir une pente de neige à soixante degrés, sur cinq cent mètres et ils t’en font un film, des photos et une belle histoire… Une première. Mais je n’aime pas trop les gens qui parlent tout le temps. (En tant que journaliste, je ne savais pas trop comment prendre le message ?) Si je fais un truc comme ça, c’est pour m’acclimater, ou avec ma femme et tout le monde s’en fout. Bref savoir dire stop au bon moment, c’est très noble.
Kairn : Ton rôle avec tes sponsors comme Scarpa ou Petzl te permettent de créer des nouveaux jouets ? On peut te considérer comme un ingénieur ?
Ueli Steck : Ça, c’est une part du travail que j’aime beaucoup. Tu sais, la création de la Rebelle (gamme de chaussure révolutionnaire chez Scarpa), m’a donné beaucoup de fierté. Parce que personne n’y croyait. Et maintenant on retrouve le « sock feet » sur toute la série (concept de chaussant /chaussette qui permet un laçage incomparable quel que soit le volume et la sensibilité du pied. Avec des limites de largeur tout de même). J’adore trouver des solutions qui n’existent pas. (Par exemple, il est le premier à avoir utilisé des chaussettes chauffantes pour compenser la légèreté de ses chaussures. Et ça marche super bien.)
Kairn : Pourquoi tu n’es pas resté à la projection du film ? Tu l’avais déjà vu ?
Ueli Steck : Non. Mais je n’aime pas regarder des films sur moi. C’est bizarre de se regarder grimper non ? Moi j’aime grimper. Et puis tu sais, je n’aime pas trop quand on me dit « tu es super fort, c’est incroyable », enfin tu vois. Parce que ça finit par changer ta mentalité, tu finis par y croire un peu et ça change ton comportement en montagne. C’est pas bon.
Film : On ne marche qu’une fois sur la lune de Christophe Raylat
J’aurais aimé vous retranscrire son accent inimitable mais les vidéos qui circulent s’en chargeront.
Merci à Ueli Steck pour le temps précieux qu’il nous a accordé.