Deux cicatrices racontent une même histoire : l’industrie regarde les abysses, la nature y prend son temps. Ce qui s’est passé en 1979 au fond du Pacifique aide aujourd’hui à mesurer, sans effets de manche, ce que pourrait coûter l’exploitation minière des grands fonds.
Il y a plus de quarante ans, une expérimentation presque passée sous silence a laissé une cicatrice indélébile au fond de l’océan Pacifique. En 1979, une opération de minage en haute mer menée dans la zone Clarion-Clipperton (CCZ) a marqué le plancher océanique. Aujourd’hui encore, ces traces demeurent visibles, rappelant combien les écosystèmes des abysses évoluent lentement. De nouvelles recherches, publiées dans la revue Nature en mars 2025, révèlent à la fois les blessures persistantes et quelques signes timides de vie qui renaît.¹
La Zone Clarion-Clipperton, un trésor convoité
Située entre Hawaï et le Mexique, la CCZ est une région stratégique pour l’avenir énergétique mondial. Son sol regorge de nodules polymétalliques, riches en manganèse, nickel et cobalt, matériaux indispensables aux batteries et donc à la transition énergétique. Si les convoitises industrielles grandissent, l’expérience de 1979 reste un avertissement : le fond marin n’est pas une ressource comme une autre, et ses équilibres écologiques sont d’une extrême fragilité. La CCZ elle-même couvre environ 4,5 millions de km².²
Le saviez-vous ?
Les estimations évoquent plus de 21 milliards de tonnes de nodules dans la CCZ, soit un gisement colossal mais encore peu connu du point de vue écologique.³

Des cicatrices qui traversent le temps
Selon les chercheurs du Natural History Museum de Londres et du National Oceanography Centre, les sillons laissés par les engins de minage paraissent presque récents, comme si la machine avait opéré « hier ». Cette persistance illustre une réalité connue des biologistes marins : dans les abysses, où la lumière ne pénètre pas et où la vie évolue au ralenti, la régénération des sols peut prendre des siècles. Les traces visibles ne sont pas qu’esthétiques : elles perturbent durablement l’habitat des espèces fixées au sol, qui mettent beaucoup plus de temps à recoloniser ces milieux que les organismes mobiles.
Un lent retour de la vie
Malgré tout, quelques signes de résilience apparaissent. Les chercheurs ont observé le retour de minuscules créatures, comme les xénophyophores, sortes d’amibes géantes propres aux abysses. Leur présence suggère un début de recolonisation des zones abîmées. Cependant, les organismes plus grands et fixés, comme les coraux d’eaux profondes ou certaines éponges, restent rares ; leur absence interroge sur les conséquences à long terme d’une perturbation mécanique, même limitée.

Les limites d’une expérience à petite échelle
La zone exploitée en 1979 représentait une surface minuscule comparée aux ambitions actuelles. Les projets commerciaux envisagent des opérations répétées : à titre indicatif, un seul site pourrait affecter de l’ordre de ~400 km² par an pendant 20 ans (soit ~8 000 km² au total), ce qui change d’échelle par rapport à l’essai historique.⁴
Comme le souligne le Dr Adrian Glover, l’un des auteurs, extrapoler à grande échelle reste difficile et nécessite de multiplier les études ainsi qu’un encadrement strict, avant toute accélération industrielle.
Les sédiments : une menace invisible
Outre les sillons visibles, les chercheurs s’inquiètent des panaches de sédiments soulevés par les machines. Ces nuages de particules fines peuvent se disperser dans la colonne d’eau, étouffant la faune environnante et perturbant la filtration des organismes marins. Les résultats récents nuancent toutefois ce risque : dans cette étude, les dépôts liés au panache présentent des impacts physiques limités et aucun effet négatif détectable sur le nombre d’animaux échantillonnés à long terme (au site étudié), point qui mérite d’être confirmé par d’autres travaux.⁵
Entre besoins énergétiques et préservation des océans
À l’heure où la planète cherche à réduire sa dépendance aux énergies fossiles, la tentation est grande de puiser dans les abysses pour nourrir la transition énergétique. Pourtant, cette étude rappelle qu’une exploitation mal maîtrisée pourrait sacrifier une biodiversité encore largement inconnue. La CCZ est ainsi devenue un champ de bataille symbolique entre impératifs industriels et préservation écologique. Comme le rappellent de nombreux organismes, dont l’UICN, plusieurs acteurs plaident pour un moratoire le temps de documenter solidement les impacts et de mettre en place des garde-fous.
Notes de bas de pages
- Jones D.O.B. et al., « Long-term impact and biological recovery in a deep-sea mining track », Nature, 642, 112-118 (mars 2025). URL : https://www.nature.com/articles/s41586-025-08921-3
- « Exploitation des fonds marins : un nouveau clivage géopolitique », Polytechnique Insights (3 juillet 2024) — estimation ~4,5 millions km² pour la CCZ. URL : https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/geopolitique/exploitation-des-fonds-marins-un-nouveau-clivage-geopolitique/
- « Les grands fonds marins : ces inconnus menacés », Le Journal du CNRS (5 juin 2023) — ordre de grandeur « 21 milliards de tonnes » de nodules dans la CCZ. URL : https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-grands-fonds-marins-ces-inconnus-menaces
- « New study reveals long-term impacts of deep-sea mining and first signs of biological recovery », Natural History Museum (26 mars 2025). URL : https://www.nhm.ac.uk/press-office/press-releases/new-study-reveals-long-term-impacts-of-deep-sea-mining-and-first3.html
- UICN — Résolution WCC-2020-Res-122 (FR) appelant à un moratoire sur l’exploitation minière des grands fonds. URL : https://portals.iucn.org/library/sites/library/files/resrecfiles/WCC_2020_RES_122_fr.pdf