Antoine Le Menestrel : Manifeste pour une escalade poétique

Dans les années fin 1970 début 1980, l’escalade s’est libérée de l’escalade artificielle qui utilisait le matériel pour progresser. Les grimpeurs ont inventé « l’escalade libre » qui a transformé notre manière de grimper. Cette révolution m’a donné une énergie créative qui vit encore en moi.

Dans les autres pays on la nomme rock climbing ou sport climbing. En France l’escalade libre a permis:

-de nous libérer du sommet : une voie peut s’arrêter au milieu d’une falaise.

-d’ouvrir une voie à partir du sommet en posant un rappel.

-de préparer la voie en brossant le lichen, en adoucissant le tranchant des prises, en plaçant l’assurance aux endroits judicieux pour mousquetonner. D’offrir cette voie à la communauté des grimpeurs.

-d’explorer sur les parois de nouveaux profils comme les bombés.

-de développer notre répertoire gestuel

-de grimper sans que le matériel serve à la progression sauf les chaussures et la magnésie.

-de contribuer à l’évolution du matériel : avec les nouvelles cordes la chute peut faire partie de notre pratique, la précision des chaussons nous permet de prendre des prises de plus en plus petites, les baudriers cuissards permettent une plus grande liberté de mouvements, la pratique en falaise a diminué les risques et réduit l’utilité du casque.

-d’ouvrir les cotations vers le haut; le 8 n’existait pas…

-de nous encourager entre nous et nous donner un atout pour dépasser ses limites.

-que le bloc comme la falaise ne deviennent plus des lieux d’entraînements pour la montagne mais acquièrent leur spécificité propre et existent en tant que pratique.

-de démocratiser la pratique.

-que l’escalade devienne mondialement

-la création d’une nouvelle fédération d’escalade et sa fusion avec la Fédération Française de la Montagne pour aboutir à la création de la Fédération Française de la Montagne et de l’escalade

-l’apparition des compétitions d’escalade de difficultés.

-l’apparition de murs artificiels d’escalade.

– l’apparition du métier d’ouvreur de voie sur mur

-l’apparition de nouvelles pratiques : la danse-escalade et la danse verticale.

La rose et le vampire à Buoux, Antoine à l’ouverture en 1985 (photo : Olivier Grunewald)

Aujourd’hui on consomme l’escalade. Nous sommes dans une période moins créative. La compétition est une valeur fondatrice de notre société actuelle. L’escalade est une pratique qui s’est intégrée socialement grâce à la compétition, au sponsoring, à la médiatisation aux murs d’escalade. L’escalade sportive est une activité qui est fortement influencée par la culture de la compétition. Elle valorise le vainqueur au détriment des autres, développant ainsi un très fort sentiment d’exclusion. En compétition l’escalade est normée, ces règles figent l’escalade dans son évolution et nous emprisonne Il faut se libérer du poids de la compétition pour inventer son style d’escalade. Je grimpe une voie, je ne grimpe pas une cotation. L’esprit compétitif donne de l’énergie pour devenir meilleur que l’autre. La confrontation à des difficultés extrêmes m’a aussi rendu créatif. J’ai repoussé mes limites et j’ai pu ainsi mieux me connaitre. La réalisation d’un challenge peut aussi m’apporter du plaisir. Mais si ma volonté de réaliser une voie est envahissante elle me rend égoïste. Je vais perdre le plaisir de grimper et je risque la blessure. Je me suis blessé parce que je ne me suis pas assez écouté. Je ne voulais pas lâcher mon challenge. Je me suis fait rattraper par l’idéologie de notre société bâtie sur le mythe de la croissance et qui suppose que ce qui est en haut est mieux. C’est pour cette raison que ma dernière ouverture à Buoux s’appelle “Tchao Challenge”. Je préfère l’esprit d’émulation, une attitude qui me donne de l’énergie pour m’améliorer. Je ne cherche plus l’état de grâce car dans ma vie je les compte sur les doigts de la main. Je cherche un plaisir dans le partage, plus sobre, plus quotidien. Mon désir de grimper est à la source de mon escalade. Le sommet n’est plus mon désir. Le plaisir est mon sommet.

L’escalade libre a permis d’abandonner le sommet pour se consacrer à la manière de grimper. L’escalade libre c’est chercher un état créatif dans l’adaptation gestuelle à la contrainte du rocher. L’escalade libre c’est inventer sa signature de grimpeur.

Je me suis souvent demandé comment progresser en escalade sans utiliser la force. J’ai fait des parallèles avec d’autres disciplines que j’ai pratiqué : arts martiaux, Zen, danse, je me suis aussi nourri de mythologie et de poésie verticale. Je me suis amélioré dans la concentration, la respiration, les étirements, le placement, la gestuelle. Ce qui a été le plus important, c’est de prendre conscience de ma respiration, mon cinquième point d’appui. L’expiration porte chacun de mes mouvements. C’est mon turbo. L’expiration est inspirante. La respiration est notre chant gestuel. Elle permet de maîtriser sa peur. Un acte engagé comme l’escalade nécessite une préparation. Je me prépare avec une C.R.E.M. Concentration Respiration Étirement Massage. Cette attention à moi-même me donne un gain de plaisir et de réussite.

Je vais mettre en place toutes les conditions pour avoir le maximum de plaisir. Je m’encorde avec le monde. Je grimpe mieux lorsque je suis en harmonie avec mon désir. Lorsque je suis en accord avec le désir de mon compagnon de cordée. Mon assureur est un complice. Il ne me dit pas comment je dois grimper, seul avec mon corps et mon être je trouve la solution. Il m’accompagne par sa présence et me porte par sa concentration. La cordée n’a plus d’objectif commun comme un sommet. Le partage est notre sommet.

J’ai peu de temps pour grimper, chaque escalade est comme un cadeau que me donne la vie. Je prends la journée d’escalade comme elle vient sans objectif à réaliser à tout prix. Une voie d’escalade m’appelle et je peux suivre cet élan. Je grimpe sans sommet, j’oublie le sommet. Pas à pas le sommet vient à moi. Pendant l’escalade, j’essaie de suivre le flux de mon énergie. Je suis dans chaque mouvement d’escalade. Si les pensées s’accrochent à moi j’hésite, je me fatigue, je tombe. Si je pense je tombe. Bien grimper ne se trouve pas dans la quantité mais dans l’intensité de notre présence dans le mouvement. Je n’ai jamais aimé l’entraînement où on grimpe pour s’exprimer dans un temps futur. Je grimpe bien quand je suis totalement présent ici maintenant, lorsque je suis habité du vide de la concentration. Je grimpe bien lorsque je ne force pas musculairement, j’ai un geste juste et engagé. Je grimpe avec mon cœur et non avec mes muscles.

L’escalade devient poétique quand la réussite du mouvement n’est pas le seul but. Je mets des images dans mon escalade :

Grimper comme une fumée qui monte le long de la paroi.

Caresser le rocher plutôt que prendre une prise.

Faire l’amour avec la roche.

Pousser vers le centre de la terre.

Grimper avec le temps géologique.

Grimper sur des œufs.

Avoir le regard du tigre.

Bordilles dans le sac je grimpe léger.

Tenir bon et lâcher prise.

Je me place et la prise vient à moi.

La voie que je viens de gravir me raconte une histoire tel le reflet de moi-même.

J’aime être en relation intime avec le rocher. La paroi est une partition gestuelle. Il est indispensable de lire cette partition et d’avoir un corps à corps avec la roche. On se connecte avec ce rythme en grimpant avec fluidité ou détermination, avec des mouvements dynamiques et des pauses.

Florilège sur prises :

La prise est l’appui sur lequel repose notre pratique, l’escalade naît à la première prise et expire à la dernière.

Le hors prise n’existe pas en escalade. C’est dans l’entre deux prises que nous vivons l’escalade.

Chaque prise a sa voisine.

Chaque prise est unique et fait partie du patrimoine minéral de l’escalade.

Les prises sont le point faible de notre pratique, on peut volontairement les casser, les agrandir, les boucher, les tailler. Elles sont à la merci du bon vouloir de l’ouvreur et des grimpeurs.

Les prises sont vivantes, elles s’usent avec le temps, se cassent sous les préhensions répétées, juste après une pluie elles deviennent particulièrement fragiles.

Une prise s’use avec les passages.

La tendance d’une voie d’escalade est toujours de devenir de plus en plus difficile. Une prise est toujours victimes de son succès.

Une prise a sa forme, sa dimension, son orientation, sa couleur, elle est une note sur la partition minérale et nous sommes des danseurs qui l’interprétons.

Le grimpeur est tel un caillou qui ricoche sur les prises.

Une prise relie tous les grimpeurs, elle est notre point de contact dans laquelle nous laissons sueurs et sang, gomme et terre, magnésie et résine.

La prise est porteuse d’une inconnue, du mouvement qu’elle engendre, la prise est porteuse d’une surprise.

Je remercie tout ceux qui me donnent l’énergie pour écrire ce manifeste d’escalade poétique afin que chaque grimpeur puisse trouver sa signature gestuelle et ouvrir sa propre voie en escalade.

Verticalement

Antoine Le Menestrel

Saignon Juillet 2014

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