Dimanche 11 décembre, 11 h 30, 2°, Rocher de Bouligny.
Le brouillard matinal est particulièrement persistant. Une atmosphère austère règne avec ces arbres qui ne sont plus que des troncs dénudés, ces fougères orangées et décrépites, ces mousses gorgées d’eau qui tapissent les rochers. Un peu plus et on pourrait tourner le « projet Blair Witch » ! L’été indien qui s’est prolongé très tardivement en région parisienne est bel et bien terminé. Fini le week-end précédent où je grimpais en short torse nu sur quelques blocs face Sud bien exposés. Premier verdict, ça ne se lèvera pas beaucoup aujourd’hui. 10 bonnes minutes que j’attends et je me les gèle déjà sévère. Comme tout grimpeur obtus, je repense à la journée de la veille où je n’ai pu me libérer. Les boules. Hier, le soleil généreux était présent. Une de ces premières journées de froid sec que tous les bleausards attendent patiemment pendant des mois le nez derrière le carreau après avoir checké 36 fois tous les sites web météo sur la région et répété 150 fois les incantations et la danse autour du feu.
Samedi, d’ailleurs, ça n’a pas chômé. L’efficace finlandais Andy Gullsten a réalisé une grosse journée en expédiant pas moins deux 8B avec « L’apparemment bas » et « Ubik assis ». Paul Robinson est retourné sur « Gourmandise » pour le ré-enchaîner avec une sortie plus directe, créant « The Traphouse », 8B+. Au lieu de traverser à gauche sur la lèvre du toît pour aller chercher l’arête ronde de gauche salvatrice, Paul est sorti tout droit, comme dans « Le dernier Fléau », avec du coup un final plus épicé : un rétablissement compliqué qui met bien en boîte. Guillaume Glairon-Mondet était aussi au Rempart pour fêter son anniversaire, et réussit en très peu d’essais le mur à arquées de « Sideway days », 8B, après avoir raté de peu le flash.
Adam samedi dans l’Apparemment bas, 8B, Envers d’Apremont
Et Adam Ondra me diriez-vous ? Et bien notre prodige international effectue cette fin de semaine ses premiers pas ici. Les blocs tombent déjà comme des mouches, comme jeudi avec cette journée de volume dont lui seul est capable : « Fata morgana bas » (8A+ flash), « La merveille » (8A+ flash) et « Satan y l’helvète » (8B) en 3 essais. Tout d’abord hier, Harry Potter est retourné dans la proue de « Kheops assis » 8B+ qu’il avait manqué de peu mercredi à cause d’une averse impromptue. Une formalité cette fois. Bien calé dans les méthodes, pim pam poum, en haut. Ensuite, direction l’Envers d’Apremont, où « L’apparemment bas » (8B) lui prendra à peine 20 minutes. La fin de journée est dédiée à « La pierre philosophale », un toît sur-physique ouvert par Fred Nicole en 1998 qui a connu assez peu de répétitions en 13 ans (à ma connaissance Sébastien Frigault, Jacky Godoffe, Christian Roumegoux, Fred Rouhling et Thomas Willenberg) et qui tournerait plutôt autour du 8B+ que du 8B proposé à l’ouverture. Pourtant les conditions n’étaient pas réunies, prises glauques, zipettes en tout genre, Adam a combattu. A la nuit tombée, complètement anéanti par l’énorme intensité des mouvements, le magicien tchèque abandonnera la partie. Utilisant une méthode statique digne du plus grand des contorsionnistes dans le crux, il ne lui a pas manqué grand-chose pour contrer ce titanesque ballant, le bas de la fissure en main.
11 h 50. Je suis transi de froid, sautillant sur un caillou, faisant tourner les bras. Le ciel se dégage légèrement mais trop timidement. Cependant les conditions sont là. Je n’ai jamais vu « Gecko » aussi sec. Et il fait si froid ! Au loin, sur le chemin menant au bloc, enfin une silhouette se dresse à l’horizon. Adam arrive avec un énorme pad sur le dos. « Hey, on s’est paumé, on a tourné pendant une demi-heure pour venir ici ! » me lâche t’il avec son sempiternel sourire. Alvi Pakarinen suit. Le finlandais suit Adam sur tout son séjour bellifontain afin de proposer un montage vidéo promotionnel pour Black Diamond qui devrait être diffusé sur le web autour du Nouvel An. La grosse Armada. Canon 7D, pieds, rider avec contre-poids pour les travellings, c’est du lourd.
Adam dans ‘Obstiné, 6C
Mais on n’est pas là pour prendre le thé. Adam scrute le bloc, se met de la magnésie sur les mains, touche un peu les prises pour acclimater ses doigts à ce grès glacial. Un échauffement collectif avec quelques amis tchèques est tout de suite lancé dans « Obstiné ». A la fois appliqué, méthodique et enthousiasmé, Adam grimpe plusieurs fois le problème :
– « Ce grès là que vous avez, il est complètement génial ! Le grain est parfait, les prises sont belles, la friction est très agréable, et en plus il ne broute quasiment pas ! »
– « Oui mais là, regarde, ton petit doigt, il est complètement ensanglanté tout de même ! »
– « Ah oui, ça c’est le verrou de la pierre philosophale hier, il était mouillé et je n’arrivais pas à bien coincer ma main dans le fond de cette maudite fissure…»
échauffement dans Presse purée, 7A+
Laissant les autres, Adam a déjà filé au pied du « Presse purée ». Je l’y rejoins.
– « Par où ça part ce truc ? Car que tu partes avec la verticale main gauche ou sans ce n’est pas la même non ? C’est dur en haut ? C’est un réta Fontainebleau ? »
– « Je me rappelle plus vraiment de comment je l’avais fait mais ce qui est sûr, mais c’est que c’est un départ assis. Non, en haut c’est fini »
Vous vous imaginez bien que du coup, compte-tenu du pédigrée de la bête, je l’ai fait partir au plus bas, le cul sur le caillou avec les mains les plus au fond dans le dévers ! De toute façon, dans sa précipitation, il n’avait même pas pris de pad. Et à peine me suis-je écarté pour lui montrer le départ que je supputais être le bon qu’il était déjà en haut du bloc.
Fin d’échauffement dans ‘Irrésistible assis’, 7C+
12 h 30. Retour immédiat au triple pas au pied du bloc de « Gecko ». Il faut courir pour le suivre entre les fougères et les mousses. Pire qu’un hyperactif. Tout de suite, on sent le tchèque plus concentré. Fini les petites blagues, Adam souffle, réchauffe ses mains. Il s’essaie à l’arête d’ « Irresistible » dont le haut a l’air tout moite. 2/3 essais plus tard après avoir quasiment grimpé le bloc, il se laisse choir au rétablissement et ne veut pas poursuivre plus longtemps là-dedans. Sa tête est déjà tournée plus à droite. Empilement de pads pour permettre le brossage du plat main gauche de sortie du dévers de « Gecko », nettoyage des prises du bas, placement des pads, déplacement des affaires pour faire place nette pour la caméra. Tout le monde se regroupe. Plus personne ne parle à Adam, il semble à la fois déterminé et super-concentré, dans une bulle. Il s’est recouvert et visualise le passage.
L’ambiance se fait pieuse. Je comprends qu’il va se passer un truc, qu’il va mettre un essai flash. Quel culot tout de même ! Mais bon, si lui ne le tente pas, alors qui peut se le permettre ! Très peu de gens. Je sens les autres assez excités comme moi. On sort du cadre de la camera et on se place sur les côtés du bloc. La situation devient électrique. Adam hyperventile, secoue les bras, revisualise encore une dernière fois. Je grelotte de froid et d’excitation. Les chaussons, magnésie, c’est parti !
Le tchèque avale les premiers mouvements de mise en place, il va direct en haut de la réglette plate main droite du départ du debout, s’étend à gauche sur le plat vertical pour s’équilibrer debout en compression. Il enclenche la grosse relance à gauche, premier crux, ça tient. Il a l’air bien ! Je n’arrive pas à me concentrer pour essayer de faire un cliché potable, déjà que je suis un piètre photographe… Application sur la pose du talon droit. Je l’entends prendre sa respiration…Gros cri pour attraper l’inversée main droite, ça y est, on est dans le vif du sujet, il vibre vraiment enfin ! Le cri se poursuit, le bras droit se ferme, il arrive sur le plat suivant un peu vite, laisse partir le no-foot, c’est contrôlé. On le sent fatigué et fougueux sur le sommet du bloc, moins dur mais qui reste bien technique. Certains sont tombés là-haut dans l’enchaînement. Ne zippe pas, ne zippe pas…Le rythme cardiaque s’accélère. C’est plié ! Irréel ! Tout simplement fou !
13 h. Adam exulte au sommet du bloc. Il crie une nouvelle fois en levant les poings au ciel. C’est complètement dingue ce qui vient de se passer. Le flash le plus dur jamais réalisé à Bleau. Et de loin. J’essaie de me remémorer. Il y a quelques années Matt Wilder avait flashé « Partage ». Comme ça vite fait, je ne vois pas un truc plus dur qui ait été réussi ici flash.
– « C’est fou, c’est mon dernier jour de grimpe ici, et mon dernier jour de grimpe de l’année, et j’accomplis un de mes objectifs de l’année ! » s’exclame t’il en haut du bloc !
– « C’était complètement malade ouais, les mots m’en manquent pour décrire ce que je viens de voir et de ressentir.»
– « C’est exactement mon style, ces grands mouvements avec ces talons, magnifique. Par contre c’est plutôt 8B, pas plus dur que ‘The power of one’ me lance t’il cash en ricanant !
– « Mouais, Gecko assis, j’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui ait trouvé ça facile pour le niveau, tu dois bien être le premier ! »
Et puis me vient à l’esprit que Adam avait déjà flashé ‘Confessions’ 8B+ à Cresciano il y a deux ans et qu’il avait déjà proposé la même décote…
A peine remis de nos émotions qu’Adam a déjà remis les chaussons. Pas assez reposé et sûrement encore sous le coup de l’adrénaline, il concède deux essais dans « Beaux quartiers » (8A) qu’il expédie en 5 minutes en grimpant comme un sac.
« Dur ce truc, pas évident et à méthodes. Bon tu sais où c’est l’Insoutenable ? »
Mon dieu, il ne s’arrête jamais. Même avec une sale bruine qui se lève en arrivant à Isatis.
Adam dans ‘Les beaux quartiers’, 8A
14 h 30. Le bloc de »L’insoutenable’ est vermoulu, comme souvent. L’inversée sommitale semble disloquée. Là où avant il y avait un verrou il ne reste qu’un bidoigt inversé arqué sableux…On constate aussi avec Alvi que la réglette/pince de ‘L’insoutanble légèreté de l’autre’ sur la lèvre du dévers à gauche de la fissure a pété. Bref, pour ne pas avoir été au pied du bloc depuis un couple d’années, je ne reconnais plus le problème. En voilà un qui vieillit mal… On essaie de sécher les prises tant bien que mal. Du coup, Adam essaie le flash de la directe (« L’insoutenable légèreté de l’être ») mais en vain, il zippe en ramenant en haut de la fissure. Les conditions sont atrocement humides. Le réta, très sale, est infaisable. Il abandonnera peu de temps après. Il commence à faire un temps pas génial.
Adam dans un essai dans ‘L’insoutenable’, 8A+/B
« Si je continue je vais abimer le rocher je pense. Et il y a pas d’autres trucs en 8B sympas vers Isatis ? »
Je me creuse la cervelle. Comme ça, je ne vois pas. Non.
« C’est où Karma ? »
15 h 15. Marchons encore dans l’humidité. Quelques hectomètres plus loin, au sommet de la butte de Cuisinière, ça ne s’est pas vraiment calmé. Je n’ai jamais vu le bloc de « Karma » aussi vert. Les premiers essais du tchèque serviront à sécher le grès qui est en train de se gorger d’eau.
Je lui explique que ça peut-être faire assis…Qu’il y a des prises… Il inspecte, tâte, ça a l’air de lui plaire. « Oui mais là tu vois, ce médaillon dans la fissure, il est humide et pourrait péter très vite, je ne vais pas essayer ». Place au classique.
Après une batterie d’essais tout aussi rapprochés les uns que les autres, Adam commence à pouvoir relancer loin avec la main qui s’arrête sur le deuxième plat. Talon gauche, le premier plat à gauche et zip, en bas ! C’est tout proche. Pause camembert : « C’est pour ça que j’aime la France ! » aha.
En plein run victorieux dans Karma,8A+
L’essai suivant sera le bon. Une bonne demi-heure en comptant la pause.
« Ca collait pas, mais j’ai réussi à le plier »
Et tout de suite cette motivation à vouloir grimper un truc supplémentaire. Emerveillement devant le voisin de gauche, « Les chiens de paille » (8B) : une traversée en fissure (« The beast », 8A) suivie de l’arête haute de « La reine des bois » (7C). Une ligne tape à l’œil ouverte par Manu Marques.
– « Wow, effrayante arête… »
– « Euh oui mais là une autre fois non, c’est vraiment vermoulu et c’est grâve expo, va plutôt mettre un run dans Misécorde »
En vain, après 2 essais, les prises de départ sont complètement gluantes. Ingrimpable malgré le brossage.
16 h 15. Alors que l’obscurité arrive, je m’apprêtais à remballer.
« Duel, c’est bien par ici ? » Et nous voilà repartis…
Adam pose un chiffon par terre et démarre du sol.
– ‘ Tu as vu, je fais un vrai départ bleausard !’ me lance t’il avec le sourire.
Après un gros quart d’heure d’essais acharnés, les grattons du crux sont humides et Adam se résout à l’évidence. Le bloc n’est pas à conditions et il fait nuit.
– « Tu sais c’est mon dernier jour de grimpe de l’année, là je prends 3 semaines de break. Donc j’ai vraiment envie de tout grimper, tous les trucs plus faciles en 7, et je n’ai pas le temps. » Lâche t’il frustré.
– « Pourquoi cette pause, tu te sens complètement fatigué actuellement après cette année ? »
– « Ben là, ça va un peu mieux, mais il y a 10 jours dans Gioia, j’étais obligé de prendre deux jours de repos d’affilée tellement j’étais crevé. L’an dernier j’avais déjà réalisé ce break, et j’avais trouvé qu’il m’avait vraiment reposé pour repartir ensuite sur de nouvelles bases. »
C’est donc le retour au pays avec 12 heures de voiture non-stop pour la bande. La plupart dans l’équipe bossaient ce matin. Adam ira à l’école.
– « Mais tu vas encore à l’école ? »
– « Bien sûr ! Ce break va me permettre de me remettre à niveau car dernièrement j’ai manqué quelques cours. »
– « Tu reprendras par du bloc comme cette fin d’année ? »
– « Non, je reprendrai plutôt en falaise. »
Inutile de lui tirer davantage les vers du nez, je sais qu’il lâche rarement des infos précises sur ses objectifs…
Dans Duel, il fait nuit et il s’acharne encore !
Ainsi s’achève la journée. Deux choses m’ont marqué au-delà de la performance : la faculté du bonhomme à vouloir grimper tout ce qu’il passe sous ses yeux. C’est même plus un collectionneur, mais un véritable boulimique. Et un volume de grimpe impressionnant. Son hyper activité au pied des blocs est déconcertante. Je réalise que mon papier avec les questions pour l’interview est resté dans ma poche, et que je n’ai même pas eu le temps de me poser quelques minutes avec lui pour faire le point tellement c’était speed ! Longtemps que je n’avais pas vu un acharné pareil. Condis, pas à condis, c’est pas grâve, on y va. Là où plein seraient rentrés au bercail blasés par la météo, lui est toujours là. D’ailleurs je n’avais pas vu le parking d’Isatis aussi vide depuis des mois ! De même au niveau des essais. Même quand un pied lâche ou qu’il prend un déséquilibre non-maitrisé, il recolle et continue à se battre là ou d’autres auraient tout lâché pour tout remaîtriser à l’essai suivant. A fond !
Le deuxième truc qui m’a marqué, c’est la faculté d’Adam de s’adapter à n’importe quel support et n’importe quel style en un temps éclair. Il n’a grimpé ici que 4 jours au final dans des conditions assez pourries et à le voir évoluer sur les blocs on dirait qu’il a toujours grimpé en forêt. Vraiment médusant. Je ne l’ai pas vu techniquement en réelle difficulté de la journée. Pourtant tout grimpeur qui a grimpé ici sait que pour être performant ici il faut s’acclimater un minimum aux adhérences de pied, aux compressions et équilibres sur les plats et aux gainages qu’ils engendrent, aux rétablissements gymniques,… Là il n’y a quasiment pas eu de temps d’adaptation et de round d’observation. Tout de suite bien calé. Là où un grimpeur très fort lâcherait quelques cartouches minimes avec des essais dans un mauvais timing, ici on a vu assez peu de déchet ! Il est évident les blocs jusqu’à 8B+ sont loin de ses limites. Même si il n’a pas vaincu tous les blocs aujourd’hui, on sent qu’il a une marge certaine.
– « Bon, Adam, je vois que ça t’a plu ici, tu promets de revenir plus longtemps et d’essayer des projets : Karma assis, Big Island assis, et plein d’autres »
– « Oui, je reviendrai, c’est sûr ! Imhotep assis aussi ? »
– « Carrément, pourquoi pas, Michele Caminati a essayé dernièrement et a dit que c’était faisable ! En plus c’est typique de Bleau ce pavé. Sinon on te voit à Bercy en septembre ? »
– « Je ne sais pas. C’est sûr, j’aimerai bien gagner en difficulté, mais je sais que pour ça je dois m’entraîner dur. J’aurai fini l’école en juin et je n’ai pas envie de passer tout l’été enfermé à tourner sur un pan ! »
Compréhensible.
A bientôt donc, pour d’autres journées magiques en forêt ! Et merci pour les vibrations !