Présenté dans le cadre du Jeu concours ICE 2011 (en partenariat avec Petzl, FFCAM, et Kairn.com), le texte qui suit a remporté le premier prix
Il faut que ça coule…..
Dès ma naissance, il a fallu que mes parents, sous une inspiration nocturne, m’affuble d’un prénom bizarre: être né un 8 septembre n’est pas anodin.
Deux jours avant c ‘était Bertrand, un jour après, c’était Alain. Mais là le 8, c’est le jour de la fête Dieu, alors ce sera ….. Dieu.
Toujours difficile de dire à un inconnu son prénom, cela ne laisse pas indifférent de faire autant de représentation divine.
En plus l’appel de la montagne m’oblige à pratiquer des activités dites à risque.
Alors tout commence déjà quand tu contactes un compagnon pour aller faire un tour dans le vertical.
L’inconscient collectif véhicule une image meurtrière de la montagne. Il est bien aidé par les gazettes locales qui titrent à la une, les amis disparus.
Tu perçois dès lors des réticences chez ton futur collaborateur ou disciple, car on t’associe toujours à un éventuel danger où tu pourrais officier.
Alors très vite, sur ton agenda, tu as en bleu les potes sans réticence et en rouge les potes chez qui tu sens déjà un malaise quand tu as rassemblé dans ton invitation les mots :projet, glace, peut-être, en condition., pas trop froid, on m’a dit….
Il faut que je vous prévienne, moi aussi j’ai essayé de prendre un pseudonyme, mais là, à chaque fois que ce fut le cas, j’ai toujours rencontré quelqu’un, rarement quelqu’une ( il faut croire que la gente féminine a moins de problème avec l’au-delà), pour crier haut et fort ton prénom à ton collègue ,qui surpris ,ressent aussitôt les prémices d’une fatalité dangereuse imminente.
Très vite, la suspicion fait place à la peur, le froid au chaud , synonyme de dégradation en relation avec mauvaises conditions. La glace subitement devient un sorbet au mauvais parfum trop fluide, même si par habitude tu as emporté le thermomètre- sonde et que tu officies des mesures graduelles en des points espacés correspondants à des résultats scientifiques hautement interprétables qui convergent tous vers des températures largement négatives.
Rien n’y fait ; le « Dieu « révélé et mal connu , crié haut et fort , est toujours synonyme de déroute.
Et pourtant , il faut bien que ça coule si tu veux que ça gèle.
La glace constituera toujours un élément intemporel qui renvoie dès lors à des images psychiques où la concomitance des mythes et des rites s’orientent toujours vers le négatif.
Ne vous est -il pas arrivé, en effet , de percevoir dans un moment de doute, dans cette glace figée , tel ce vieux psyché découvert dans le grenier , l’image des aïeux disparus.
Vous ne pouvez plus faire revivre vos derniers exploits hivernaux à votre compagne, en balade estivale, devant l’improbable cascade qui a disparu avec l’arrivée des beaux jours. Tel ce mirage, vous ne vous risquez plus à passer pour le mythomane , laissons le couple fusionnel s’évaporer dans les douceurs de la belle saison naissante.
D’ailleurs, si je ne m’abuse, rarement Dieu est représenté en charmante compagnie, il ne peut que sublimer ses exploits dans une solitude constante, inavouable, impartageable.
Et , en plus, il faut bien que ça coule si tu veux que ça gèle.
La pratique ne pourra s’orchestrer qu’aux mauvais jours, et pourtant rien n’est plus plaisant que d’évoluer au soleil, et de se prélasser dans l’herbe verte.
Mais là, tout décor rieur est interdit: l’activité nécessite pénombre, froid, coulées impromptues te glaçant l’échine, onglées de pieds et de mains, bref tout n’est que souffrance, la crucifixion n’est plus très loin.
Ton compagnon si joyeux d’habitude reste coi , ses habits lui imposent la rigueur lente des gestes mesurés, sa cagoule lui donne des airs de chanoine, son casque le renvoie aux damnations, aucune fantaisie n’est autorisée, le corps doit exulter dans son malheur, la pratique est austère .
D’habitude, tout se finit au bistrot, mais là, tu as affaire à un aquaphile en voie de solidification.
A première vue, il a l’aspect d’un homme normal, mais quand on lui propose d’écluser quelques breuvages dignes des dieux, il repousse la proposition et demande un verre…d’eau.
Cela constitue une hérésie digne d’inquisition. En effet , son corps, rempli d’eau , est effarement dangereux:: l’oxygène brûle et l’hydrogène peut être explosif, sous certaines conditions.
Préférant ainsi l’eau, l’aquaphile est à éviter si l’on veut pas se mettre en danger.
Pire il se comporte comme un légume, une plante , un être vivant buvant par la racine..
Certains disent même qu’il peut boire ou téter comme un veau, avec la trompe comme un éléphant, ou comme une fleur d’eau par la queue….
Et oui, , il faut bien que ça coule si tu veux que ça gèle
Les gens sont bizarres : on me prend toujours à partie.
Le leader est au plus mal: la dernière broche est loin , elle n’est pas terrible, la glace est aérée, les crochetages sont aléatoires, alors là, tu entends: « nom de Dieu , putain de Dieu, vain Dieu (traduit par twenty god dans la vallée de Chamonix où cohabite une forte colonie anglaise ). ».
Tu dois une fois de plus , surtout, ne pas prendre position, tu n’y es pour rien , la nature a ses défauts , ses failles et la glace n’est pas forcement idéale dans une société catholique où le Dieu unique , maitre de l’univers et des. destinées humaines est parfois seul au relai et ne perçoit pas toujours les difficultés d’évoluer en tête.
On peut aussi te demander conseil, là c’est pire: départ du relai , tu sens que ça tombe bien, c’est pas ton tour , justement ça paraît délicat, alors voilà que tombe: « dis-moi, Dieu, toi qui sais tout, je vais où? »
Une seule trace de broche et tu oses : » Oh, regarde là, on a mis une broche ». Ça suffit pour rassurer, on prend tes paroles pour du pain bénit, mais ton engagement moral est une promesse qui équivaut à une véritable bénédiction. Le reste de la longueur n’est que souffrance pour toi, au cas où tu te serais trompé…
Vous l’avez compris j’évolue constamment dans un Styx glacé où rarement je rencontre un autre Dieu qui vient partagé mes peines.
J’en ai côtoyé sous les tropiques, mais là, le monothéisme prévaut!
Et encore, il faut bien que ça coule si tu veux que ça gèle.
Faire de la glace, c’est évoluer dans un milieu fragile, sans cesse en évolution.
L’expérience apporte beaucoup, il faut pouvoir juger de la solidité de la structure.
Alors depuis peu, des joyeux gais lurons ont poussé le jeu de se passer de glace. Il suffit de profiter des aspérités du rocher pour crocheter les lames des engins, ou de percer des trous qui permettront des ancrages. . C’est bizarre mais l’absence de glace rend cette pratique joyeuse: même si les lieux sont souvent bien glauques, le peuple qui s’y adonne est bruyant, bigarré et a l’humour ravageur.
Plus aucune allusion à Dieu, j’y retrouve enfin ma sérénité.
Ma présence se confond dans le décor où l’on se permet d’allumer quelques feux pour réchauffer le corps des athlètes. La douce ambiance se moque résolument des changements climatiques qui menacent les coulées givrées. Plus c’est dur, et plus on s’autorise à piocher torse à nu, à poil. C’est » style ». C’est nouveau , c’est le DTS.
Moi j’avais l’habitude de me déshabiller quand c’était dur , à l’horizontal , mais là, en plus ,t ‘es autorisé quand c’est vertical.
Promis, la prochaine fois, quand j’aborderai une section raide en glace, je me déshabille!
Étonnant, surprenant, dément, j’adhère, la pratique me renverse, je kiffe.
Avec de drôles d’engins ,je me suspends tel un babouin . Dieu se libère des outrages à sa personne et s’envole vers l’enfer, armé de pieds et mains ferrés . C’est le jour de la libération du Seigneur, le jour où Dieu boit le calice, le jour de grâce.
Et c’est sur, il faut bien que ça coule si tu veux que ça gèle.
Au royaume des cieux, le Seigneur est souvent seul. Il a tendance à exercer son art en solo.
La justesse de ses gestes et de ses décisions de planter de piochon l’autorise à évoluer sans compagnon.
La décision fut difficile de quitter son aire où il commençait à s’ennuyer mais il avait besoin de se confronter à de nouvelles situations. Ce sera le vaisseau de pierre à Manigod.
Mais comment trouver le lieu de perdition quand tu as oublié le topo. A qui demander l ‘information quand dans ce coin perdu de Haute -Savoie, tout te renvoie à Marc Veyrat.
Quand le mot vaisseau te donne en écho « Mais Monsieur on n’est pas au bord de la mer, ici, vous êtes à Manigod, au pays du paret » . Ton âme en peine finit par errer et rassemblant tes vieux souvenirs retrouve le parking où s’agitent quelques cafistes en sortie organisée.
Et quand on dit organisé , c’est organisé; il faut faire vite car si on utilise le nombre de ficelous accrochés au baudrier ,on risque d’y passer une plombe!
Vite en action, descente sur une trace digne de la Pierra Menta qui annonce rien de bon.
L’action fait place à la concentration:, que c’est agréable de se ne penser qu’à ses plantés. Tout s’enchaine bien jusqu’à ce qu’une série de déjections m’arrose.
Là , le jeu n’est plus le même. Il faut se protéger , car cela reprend.. A priori, on a décidé en haut lieu de faire du nettoyage. Sans broche , sans baudrier , juste calé sur une terrasse , j’essaie d’attendre le moment opportun pour dégainer . Mais rien n’y fait : l’entreprise de démolition continue son œuvre, les tirs reprennent, c’est probablement un jour de manœuvre.
Malheureusement, ma tenue légère me rappelle assez rapidement que la situation n’est pas éternelle, ça caille , putain!!! Dieu se gèle. L’onglée est arrivée et ne semble pas vouloir repartir. J’ai bon faire appel à mes souvenirs estivaux, le corps se glace, des tremblements apparaissent.
Et là haut le sculpteur continue son œuvre. Les tirs ont repris, pourtant nul félaga en vue, rien que du blanc! Et quand certains disent que c’est pavé de blanc comme au paradis, mon œil!!
Ça caille, fermer la porte, faites du feu, apporte-moi une chaufferette, qu’on me donne une petite laine, ouvrer les radiateurs, vive le réchauffement!!
L’œuvre doit être géante, ça continue. Un samedi après-midi à Verdun, ou est -ce peut-être un concours de boules, tout m’échappe. Non, ils ont dû trouver un congélateur dans le Nant Burgeat et ils essaient de le vider avant de l’évacuer à la déchetterie. La partie continue, quelle constance, un flot continu: stalactites, stalagmites, pétales, choux-fleurs, colonnettes, tiens même un morceau de bois. Quelle œuvre! Rejeter tant d’éléments qui auraient pu rentrer dans la composition, dommage! Mais l’artiste innove, et rien ne l’arrête. La création génère l’énergie , l’œuvre sera démente ou rien!
Et , pendant ce temps-là, Dieu se terre, Dieu se caille. Dieu en a marre. Il n’ose faire parler ses foudres, il n’est pas en situation de force. Et Dieu prie. Mais qui , au fait?
Tiens , à priori, on en est au vernissage, l’œuvre est terminée. L’artiste reçoit ses invités. Mais qui s’est chargé d’envoyer les cartes d’invitation?
Dieu se risque: quelques moulinets de bras, et, il reprend ses pinceaux pour sortir de ce trou. Il progresse vers le haut pour atteindre la vire supérieure.
Et là, oh miracle, une gente dame, légèrement pomponnée de rose, est doucement lovée dans une cavité de glace. Tout ça pour ça !!!!
L’artiste , quant à lui, prépare le pique-nique, il est midi, à table!
Dieu hésite , mais la sagesse l’invite au silence., la colère est mauvaise conseillère.
Passe ton chemin, de toute façon , tu n’as qu’une envie c’est de sortir de ce trou, rejoindre le doux chauffage de ta voiture , rouillée, mais pour une fois céleste.
Ce fut la seule tentative de plaisir solitaire, Dieu n’est pas fait pour ça. Il préfère partager ses peines , ses doutes et sa gourde.
Et enfin, il faut bien que ça coule si tu veux ça gèle.
Bref, vous l’aurez bien compris, si Dieu existe au panthéon de la glace,Visnu, Brahma, Shiva et les autres sont les bienvenus.
Usez, usez, usez les lames; plantez , plantez, plantez piochons, rien ne restera, aucune trace ne persistera, tout est éphémère. Et , Dame Nature fait bien les choses.. Tout se renouvelle: la source , jamais , ne tarit, il suffit que ça gèle.