Présenté dans le cadre du Jeu concours ICE 2011 (en partenariat avec Petzl, FFCAM, et Kairn.com), le texte qui suit a remporté le second prix
En quelques années, j’avais gravi un grand nombre de cascades de glace parmi les plus difficiles des Alpes. Grâce à un entraînement de forçat je m’étais forgé un moral en béton et des bras d’acier. J’étais vif, véloce, et mes sorties en montagne m’avaient permis de me forger une expérience conséquente.
Pour cela, un investissement de chaque instant avait été nécessaire. J’avais rejoint le monde de ceux qui sont dans les parois chaque jour, qui savent se mettre en sueur et qui ne reculent jamais devant un temps maussade pour gravir en courant mille mètres de dénivelé.
Je me sentais en état de grâce.
Pourtant, mes débuts avec Gérard avaient été chaotiques. J’avais commencé à découvrir les vallées des Hautes Alpes et leurs sites de cascades de glace en effectuant des stages chaque hiver et parfois plusieurs fois dans le même hiver.
Gérard était mon Guide, il m’avait tout appris. Son énergie et sa bonne humeur étaient communicatives. Les premières choses qu’il avait observées chez moi étaient mon manque de courage et ma faible condition physique et pourtant jamais il ne me l’avait fait remarquer. Mais habilement, avec sa pédagogie naturelle et son accent du sud, il avait appuyé sur les points à travailler, les détails à corriger, les placements du corps à modifier.
Alors que j’imaginais l’escalade sur glace comme un défouloir où chaque coup de piolet devait avoir un impact digne des plus puissants uppercuts de Mike Tyson, Gérard m’avait enseigné une escalade en finesse ou les petits crochetages des lames prévalaient sur les coups de boutoir et tout doucement, ma technique s’était améliorée pour devenir aujourd’hui à la limite de la perfection.
Quelque chose me disait qu’il était temps de passer la vitesse supérieure, de frapper un grand coup. Pour cela il me fallait réussir la perf, celle qui me propulserait au sommet, qui me ferait entrer définitivement dans la cour des grands.
J’avais longtemps cherché un objectif qui me permettrait d’arriver à mes fins et il s’offrait aujourd’hui à moi comme un cadeau.
Gérard m’avait dit « tu verras, c’est une des vallées les plus sauvages de la région. Si tu pars tôt, tu apercevras des tas d’animaux et de merveilleuses perdrix blanches. Tu as peu de chance de rencontrer d’autres personnes car rares sont les randonneurs qui s’y rendent l’hiver ».
Gérard m’avait beaucoup parlé de cette étonnante vallée mais jamais il n’avait abordé la présence de cascade gelée.
Je m’étais levé tôt, donc et j’avais marché environ quatre heures depuis l’aube avec mes raquettes à neige en suivant une trace fraîche de chevreuil. Les premiers rayons du soleil irradiaient les petits mélèzes de la sortie du bois. La neige scintillait sur leurs branches encore chargées d’aiguilles rousses qui ne tarderaient pas à tomber. Tout devenait un enchantement.
Puis soudain, au détour d’une petite moraine, perdu dans mes pensées j’avais entrevu ce spectacle incroyable.
Au fond de la vallée, seule, perdue en plein milieu d’une immense paroi de schistes j’avais devant les yeux la ligne parfaite, la cascade de glace de mes rêves.
Au fond des multiples vallées des Hautes-Alpes, Gérard m’avait offert l’occasion de gravir de nombreuses cascades de glace toutes différentes. Les bleu intenses des glaces recouvrant les versants nord du Fournel m’avaient subjugué dans un premier temps puis les empilements de fins piliers, « les cigares » comme les appelait Gérard, perchés sur l’immense face de Gramuzat dans la vallée de Fressinières, m’avaient attiré jusqu’à l’obsession.
J’avais observé ces petits bonshommes minuscules perdus au milieu de cette face gelée et je m’étais dit secrètement « moi aussi, un jour, peut-être… »
Et ce jour là, dans l’ombre, s’était dressé devant moi l’édifice de glace le plus monstrueux et le plus esthétique que j’ai jamais vu.
Un immense rideau de glace en forme de flamme à l’envers tombait d’un jet depuis le bord supérieur d’une énorme grotte. Il rejoignait en s’amincissant, une proéminence de roche sur laquelle il semblait s’accrocher désespérément puis, les fines stalactites paraissaient avoir gonflé à nouveau pour former d’énormes méduses qui plongeaient dans le vide. Sous la dernière, pendaient de multiples petits filets de glace de toutes tailles et au centre de ces filets, un fin tube translucide d’un mètre de diamètre environ donnait l’impression d’être collé comme par miracle à la méduse et rejoignait le socle. Blanchâtre massif et boursouflé, ce socle en forme de cône émergeant de la neige, ressemblait à de la cire accumulée au pied d’une bougie.
Et cette immense bougie de soixante mètres de verticalité glacée me dominait et m’hypnotisait.
Je m’étais installé sur le manteau de neige fraîche dans le froid polaire de décembre durant de longues heures pour l’observer aux jumelles sous tous les angles et les différents éclairages et j’avais enfin trouvé la ligne parfaite d’ascension.
La moindre aspérité ou excroissance de glace devait être utilisée pour le placement des pointes avant de mes crampons. Les petites failles me serviraient à crocheter les lames des piolets. Je savais que toute frappe me serait interdite. Ne pas fragiliser l’immense empilement de glace en équilibre précaire restait l’objectif majeur et constituait ma seule véritable chance d’arriver au sommet sans écrouler l’édifice.
Il me faudrait sortir la grande classe, maîtriser mes émotions et rester concentré au niveau maximum.
Sur le chemin du retour ce projet occupait mon esprit et toutes mes pensées étaient dirigées vers le mastodonte de glace.
Après m’être retourné sans cesse pour tenter de le revoir à nouveau une dernière fois tout en descendant vers la vallée, je restais définitivement centré sur ma vision du passage qui me semblait infranchissable.
D’environ 12 mètres de hauteur, le fameux tube de glace translucide constituant la section du bas à travers laquelle je voyais couler la cascade, m’avait terrorisé dans un premier temps.
J’étais resté un long moment à scruter ce passage et à présent, il me fallait l’envisager en tant que grimpeur.
Pour le gravir, il me faudrait avoir un rythme rapide, un déplacement le plus léger possible et parvenir très vite au pied du gros surplomb formé par les trois énormes méduses de glace empilées les unes au dessus des autres.
Par intermittence, les gouttes d’eau giclaient et s’éclataient contre la paroi transparente. Comme si quelqu’un à l’intérieur de ce tube de glace, dirigeait un jet d’eau contre une vitre.
De l’ascension parfaite de ce départ, dépendait la réussite totale de la longueur. Ces douze petits mètres de porcelaine fragile étaient la clé. Soit ils m’ouvraient la porte des cinquante autres, soit…je n’osais pas penser à l’autre éventualité.
Gérard aurait dit avec son humour décapant « Si tu tombes, c’est la chute et si tu chutes, c’est la tombe… »
Qu’importe, j’étais décidé.
Déjà je pensais au nom que je donnerai à cette ligne fabuleuse, « Nuit Givrée »
Le matin de l’ascension j’étais dans un état second.
Je finis par me lever bien avant l’aube avec un terrible mal aux cervicales et une soif horrible.
La nuit précédente avait été brève, toute traversée de cauchemars, de chutes terribles et de piolets que je n’arrivais pas à planter.
J’apercevais mes mains glisser le long des manches et assistais impuissant à mes chutes gigantesques au bout desquelles j’atterrissais en douceur dans une grande épaisseur de neige fraîche. Je m’étais réveillé plusieurs fois en sursaut après avoir entendu un craquement sinistre et monstrueux.
Je ne répondais plus aux questions, le monde extérieur n’existait plus.
La veille au soir, une angoisse m’avait submergé. Et si un autre avait lui aussi ce même projet ? Si je me retrouvais nez à nez avec un grimpeur au pied du cigare, décidé lui aussi à en découdre avec le monstre ? Ou pire, s’il était déjà engagé dans la cascade au moment de mon arrivée ?
L’horreur.
A la simple idée que cela puisse se produire, les battements de mon cœur s’accéléraient et s’emballaient jusqu’à la sensation de malaise.
Depuis le fond de mon lit où j’avais pris place tôt en soirée pour ne pas entamer mon potentiel de sommeil, je m’étais relevé pour boire une tisane et apaiser ma soudaine anxiété.
Après mon petit déjeuner, j’étais serein, apaisé et déterminé comme jamais.
J’allais retrouver mon compagnon de cordée au parking comme prévu et pendant mes préparatifs de démarrage, les mots de Gérard résonnaient dans ma tête.
« En toutes circonstances, reste zen. Ne te précipite jamais et vise bien avant de lancer ton geste. Ne regarde pas ce qu’il te reste à parcourir mais concentre toi tout au plus sur les trois ou quatre mètres suivants »
Ces phrases revenaient comme une musique. Je les avais stockées dans mes épaules, dans mes bras et mes mollets et engrangé les petits conseils dans les moindres fibres musculaires. Toute cette partition faite d’années d’enseignement orchestrée de main de maître par Gérard, boostait mon corps calmait mes coups de stress.
De l’ascension proprement dite peu de souvenirs précis m’étaient revenus. Le film de mon escalade se déroulait devant mes yeux comme sur un écran voilé avec un son lointain et brouillé. Une brume opaque semblait vouloir masquer les moments les plus intenses.
Par séquences, je revoyais mon corps entier secoué de tremblements impossible à stopper. J’étais soudainement pris de panique en revoyant mes deux pieds déraper en même temps entraînant le reste de mon corps dans un mouvement de balancier que seuls mes bras et mes muscles abdominaux réussissaient à ralentir. Je me recollais à la paroi de glace dans un sursaut désespéré et tentais avec peine de récupérer un peu.
Une seule image restait gravée, claire, précise, celle du sommet où je me revoyais debout sur la petite terrasse d’arrivée avec les bras en l’air en signe de victoire.
Mon sourire béat et la lenteur de mes gestes en disaient long sur l’état général d’épuisement dans lequel je me trouvais.
La chose la plus surprenante était le manque de joie intense que j’éprouvais. Je m’étais préparé à ressentir une joie immense, à hurler de bonheur et là rien, aucun son ne sortait de ma bouche. Aucune larme de joie ne jaillissait de mes yeux.
Puis, tout à coup m’était arrivée également aux oreilles cette lointaine clameur à laquelle je ne m’attendais pas. On aurait dit des applaudissements, des cris de joie très éloignés au début puis qui semblaient se rapprocher petit à petit.
Et j’avais vu arriver au pied de la cascade cette foule joyeuse qui se regroupait. J’étais tout étonné de cela. Je ne savais pas quoi éprouver tant ma stupeur était grande.
Mais qui donc avait pu les avertir de mon projet puis de mon ascension ? Qui aurait pu organiser une chose pareille ? Quelle est cette foule où je ne reconnais personne ?
Un homme soudain était sorti du lot et s’avançait vers moi avec un grand sourire chaleureux. Et je reconnaissais Christophe Profit en personne les mains tendues, près à me prendre dans ses bras. Derrière lui, le grand alpiniste René Desmaison était là lui aussi me regardant droit dans les yeux, l’air ravi.
En un instant je m’étais dit ça y est, j’ai réussi. Ils sont là, ils ont compris, je fais partie des grands, ils m’ont accepté parmi eux.
C’est en entendant la voix de ma femme que j’avais réagit.
Un truc clochait.
Une partie de l’aventure ne collait plus.
– Chéri, ça va ?
– Heu…, oui…
– Tu es sur ?
– Je ne sais pas… pourquoi ?
– J’ai fait du café, le petit déjeuner est prêt. Dis-donc, tu as sérieusement remué cette nuit.
– Quoi ?!
– J’ai pris des coups de pied et de poing toute la nuit, je te signale.
– Hein ?
– Bon, il faut que j’y aille, tu penseras à récupérer les enfants à midi, ok ?
– ???
– Ah, au fait, Gérard a téléphoné. Il t’a gardé une place pour le stage de Noël.
– Gérard ?…Bon.
– Il a ajouté que si tu étais en meilleure forme que la dernière fois, il te ferait peut-être grimper en tête. C’est super non ?
– Heu…oui, c’est super.
– Il est vraiment bien ce Gérard !
– Oui…vraiment.
.