L’alpinisme fast-food


En résumé, l’enzyme qui empêche l’afflux du sang dans le pénis chez des personnes en difficulté érectile provoque aussi des difficultés respiratoires dans un air raréfié en altitude. Or le Viagra inhibe l’action de cet enzyme. D’où l’idée de l’utiliser chez des alpinistes. On peut évidemment s’amuser à imaginer les circonstances de cette découverte. Mais à l’époque, nous étions loin de penser qu’elle produirait autant de bouleversements.
Plusieurs équipes se sont effectivement engouffrées dans cette brèche ouverte par le Professeur Wilkins, notamment celle du docteur Jean-Paul Richalet (Directeur de l’ARPE, association pour la recherche en physiologie de l’environnement). Le 11 juillet 2003, douze volontaires furent héliportés à l’observatoire Vallot (4.360 mètres), sur les pentes du mont Blanc, pour tester pendant six jours les effets du Viagra sur l’hypertension pulmonaire d’altitude. Les douze hommes, âgés d’une cinquantaine d’années, devaient pédaler sur des vélos d’appartement, reproduisant ainsi l’effort d’une ascension. Cette expérience n’a pas encore livré ses résultats que déjà deux nouvelles études accaparent l’attention des chercheurs.
La première est l’œuvre de scientifiques suisses à la cabane Regina Margherita -le plus haut refuge d’Europe (4.559 mètres), construit il y a plus d’un siècle (1893) à l’initiative du célèbre physiologiste italien Angelo Mosso-, située sur le versant italien du Mont-Rose.
L’autre se déroule en Californie, à White Mountain à 4.000 mètres d’altitude. Au printemps 2003, des chercheurs allemands de l’université de Giessen, aidés de 120 porteurs et de 50 yacks pour le transport du matériel, avaient aussi testé le Viagra sur 14 alpinistes partis à la conquête du Toit du monde. On se donne décidément beaucoup de mal pour prouver l’efficacité du médicament. Il faut dire que la marché potentiel est important. Le trekking est à la mode chez les touristes. Chaque année, le Népal accueille ainsi quelque 60.000 randonneurs en provenance des pays occidentaux! Parmi eux, nombreux sont ceux qui ont dépassé la quarantaine et dont le système vasculaire montre les premiers signes de lassitude.
Par crainte d’une défaillance, les organisateurs de ces voyages sportifs poussent d’ailleurs à la consommation pharmaceutique. Ils conseillent aux marcheurs de se faire prescrire préventivement des médicaments anti-MAM: corticoïdes, diurétiques, acide acétylsalicylique et, désormais, Viagra. Rappelons qu’en dessous de 2.000 mètres d’altitude, ce Mal Aigu des Montagnes ne touche que 10 à 15% des gens. Puis la proportion grimpe à 50% au-dessus de 3.000 mètres et à 75% après 4.000 mètres. Dans la plupart des cas, le MAM est bénin et régresse spontanément. Mais il peut également évoluer vers l’œdème cérébral de haute altitude, potentiellement mortel. Voilà qui devrait suffire à inscrire le Viagra dans la pharmacopée des trekkeurs. Evidemment, on peut se demander si la mise au point d’un nouveau traitement trouve sa place dans une rubrique logiquement consacrée au dopage. Il nous semble que oui. Car cette dérive ne concerne pas seulement les sports classiques où chacun se mesure à l’adversaire; elle s’inscrit également parmi les circonstances de vie où l’on se bat davantage contre soi-même. Comme en alpinisme. Par la prise de médicaments, on cherche en somme à pallier ses faiblesses et on se lance dans des conquêtes auxquelles on n’aurait pas pu prétendre si l’on avait dû compter sur ses propres forces.
Ainsi, les citadins sont de plus en plus nombreux à se faire tracter, moyennant finances, en haut de l’Everest, malgré une condition physique très éloignée des exigences de l’effort en altitude. Le Viagra risque d’encourager cette banalisation de l’exploit qui est au véritable alpinisme, ce que le ‘fast food’ est à la gastronomie.

Dr JPdM
Sport & Vie n°80
Sur le front du dopage
Septembre 2003



Photo C.Larcher/CWN/Kairn.com

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