Parce qu’il m’est insoutenable d’imaginer tous ces sourires soudain si tristes, perdus, affolés, sans vie, aujourd’hui je me souviens …
Je me souviens de toi qui m’as reconnu, dans un bar de Thamel, après des années d’errances, tu m’as accueilli comme si c’était hier, avec ton large sourire. Tu étais attentif aux petites choses, comme un ami que nous ne connaissions pas.
Je me souviens de toi qui m’appelais « Sir », tu m’as raconté ta vie, tes amours et tes peurs. Tu m’as aidé comme tous ceux que j’ai rencontré là-bas, tu m’as élevé, tu as dansé pour nous, tu m’as appris à danser, à chanter. Tu m’as donné tout de ta sueur et de ton courage.
Je me souviens de vous, tapi sous un rocher sous la pluie, vous étiez à la pause, en train de manger le « dal bath » comme tous les jours, plusieurs fois par jour. Il était 10 heures du matin, je vous croisais en souriant, vous me répondiez à votre manière, d’un rire éclatant.
Je me souviens de toi, qui est mort de nous avoir suivi.
Je me souviens de toi, mon ami, avec tes étoiles dans les yeux, je me souviens t’avoir appris à te protéger comme si tu étais mon frère. Je me souviens que cela n’a pas suffit.
Je me souviens de toi aussi, grand-mère, je me souviens de tes mains d’un autre temps et de ta petite-fille sur ton dos frêle.
Je me souviens de toi, mon cook, tu avais perdu ta fille qui attendait la sienne, je me souviens du whisky qu’on a partagé ensemble, serment d’une amitié lointaine mais inaliénable.
Je me souviens aussi de toi, porteur. Tu n’avais pas d’âge, une charge de 80 kilos sur le dos et pourtant cet intense sourire sur les lèvres.
Et toi la mère, et toi le fils de la boutique du coin de la rue, où sont-ils tous les foulards et les gilets d’enfants qui brillaient tels des trophées sur votre devanture ? J’ai encore vos encens qui m’embaument et m’enivrent de votre sagesse, j’ai encore vos mains dans les miennes, douces comme des caresses.
Et toi au dos brûlé par le pétrole des brûleurs, et toi qui courais avec nous dans les alpages, et toi qui m’a appris à pêcher, et toi à qui j’ai soigné les pieds qui ne supportaient pas de souliers ? Où êtes-vous ? Dites-moi, oui dites-moi que vous allez bien !
Et vous, dieux, déesses, temples, poutres et drapeaux, que faites-vous à présent tous à terre ? Ne protégez-vous donc plus ceux qui vous ont érigé sans jamais montrer de haine ?
Aujourd’hui je me souviens de tout ce qui m’a fait revenir tant de fois pour vous revoir.
Je me souviens des fous rires que nous avons partagé ensemble, de tous ces visages qui à chaque fois m’ont fait grandir, de votre générosité sans faille, de ce village au fin fond de la plus profonde vallée du monde, de vos enfants morveux aux joues écarlates.
Aujourd’hui je me souviens de vous et de votre capitale, bordélique et radieuse.
Aujourd’hui je me souviens et je pense à toi Népal, l’un des pays les plus pauvres de la planète et pourtant le plus joyeux de tous.
Aujourd’hui je pleure … le plus beau peuple du monde.
Texte publié par Paul Bonhomme.
http://www.uppl.fr/2015/04/le-plus-beau-peuple-du-monde.html