Les ascensions oubliées des officiers géographes dans les Alpes du Sud

C’est à l’occasion de la commémoration du 150ème anniversaire de l’ascension de la Barre des Écrins, en 2014 sous l’égide de l’office de promotion de la communauté de communes du Pays des Écrins (Destination Écrins, Hautes-Alpes), de l’Office de Tourisme de la Vallouise, du Parc national des Écrins et de la Compagnie des guides Oisans-Écrins, qu’Olivier Joseph et Paul Billon-Grand se sont intéressés, le premier en historien, le second en toponymiste, aux événements ayant précédé cette ascension importante dans l’histoire de l’alpinisme.

Située au cœur des massifs des Écrins et de l’Oisans (Hautes-Alpes et Isère), la Barre des Écrins est une montagne de 4102 mètres d’altitude qui était, jusqu’au rattachement de la Savoie à la France (1860), le plus haut sommet français. Les Écrins forment une vaste montagne glaciaire dans leur face nord, où prend naissance la Glacier Blanc. L’ascension jusqu’à l’altitude de 4000 mètres se fait sans difficulté majeure : seuls les 100 derniers mètres, sur une face verglacée et sur une arête aérienne sont plus délicats, mais néanmoins accessibles.

Son ascension, le 25 juin 1864, par une cordée composée d’un guide français, Michel Croz, d’un guide suisse, Christian Almer, et de trois alpinistes anglais, Adolphus Warburton Moore, Horace Walker et Edward Whymper, marque une date importante. Elle fait entrer le massif des Écrins dans l’histoire de l’alpinisme sportif.

Alors même que les deux récits de Whymper et de Moore ne mentionnent jamais le fait que cette ascension ait été une première, les compilations anglaises puis françaises ont attribué très rapidement à la cordée de Whymper le mérite de la première ascension.

En portant nos regards sur les décennies précédant cette ascension, en reprenant à frais neuf les récits et les archives des personnes qui ont fréquenté ce massif de haute montagne entre les XVIIe et XIXe siècles, nous sommes allé de surprise en surprise. Nous avons non seulement compris l’ampleur des travaux conduits sur le terrain par les officiers-géographes aux XVIIIe et XIXe siècles, mais nous avons aussi retrouvé les traces de leurs exploits scientifiques et sportifs. Et nous commençons à comprendre les mécanismes qui ont conduit à l’oubli de ces ascensions, alors même qu’un des plus importants alpinistes anglais en a donné les clés.

Les ascensions de 1750-51

Les minutes originales de la carte de la frontière des Alpes dauphinoises (Service Historique de la Défense – J 10 C 512 et 516), établie entre 1749 et 1755 sous la direction de Pierre-Joseph de Bourcet, ingénieur militaire, sont un chef d’œuvre de cartographie peu connu. Les minutes originales, aquarellées, sont dessinées au 1/14 400e. De très nombreux détails y figurent : maisons, cabanons, chemins, rivières, etc.

Nous avons eu la surprise de découvrir, sur les feuilles représentant le Queyras, que Bourcet et ses officiers avaient très vraisemblablement escaladé le Viso (3841 m) lors des opérations de géodésie conduites en 1750 ou 1751.

La consultation du canevas géodésique de la carte de Bourcet (S.H.D. – J 10 C 511) a permis d’établir la réalité de cette ascension. En reportant tous les sommets formant les triangles primaires de la géodésie de Bourcet sur un modèle numérique de terrain actuel, nous avons montré que, durant l’été 1750 ou 1751, Bourcet et ses officiers ont bien escaladé le Viso, mais encore le Bric Froid (3302 m), le pic de Rochebrune (3320 m), l’Aiguille Noire en Clarée (2870 m) et le Râteau Ouest (3769 m). Et au moins cinq autres sommets à l’intérieur du massif des Écrins, dans les vallées adjacentes à celle du Vénéon et de la Bérarde que nous avons encore du mal à identifier, mais qui pourraient être le Jandri, l’Aiguille du Plat de la Selle, le Pic du Says, etc.

Si les sommets clairement identifiés ne présentent pas de difficultés d’ascensions majeures, ils sont néanmoins situés en haute altitude et exigent des personnes qui les gravissent, aujourd’hui comme en 1750, de franchir des terrains glaciaires (Râteau), des pentes raides (Viso, Râteau), des ressauts rocheux qui doivent être escaladés avec les pieds et les mains (Viso et surtout Aiguille Noire).

Nous savons, par une série de documents conservés aux Archives Départementales des Hautes-Alpes (E DEP 57 BB 53, pièces justificatives de la trésorerie de la communauté de Vallouise), que les officiers étaient systématiquement accompagnés dans ces ascensions par trois habitants des vallées qui portaient les instruments de mesure, et d’un autre qui les guidaient. D’autres habitants des communautés montagnardes étaient réquisitionnés pour installer sur les sommets des « jalons » : signaux permettant les visées de loin, composés d’un tronc d’arbre de 10 à 15 mètres de hauteur, et d’un drap blanc formant « banière ».

Ces ascensions, qui sont dorénavant les premières connues de ces sommets, ont été de véritables exploits sportifs et scientifiques avant l’heure.

Les ascensions du Viso et du Râteau Ouest par les officiers placés sous le commandement de Bourcet, interviennent respectivement 110 ans et 120 ans avant les premières admises jusqu’à ce jour : 1861 pour le Viso (William Mathews, Frederick William Jacomb, Michel Croz et Jean-Baptiste Croz) ; 1873 pour le Râteau (Miss Meta Brevoort, W. A. B. Coolidge, Christian Almer, Peter Michel, Peter Bleuer et Christian Roth).

Mais ces deux ascensions majeures ont aussi lieu 35 ou 36 ans avant celle du Mont-Blanc.

C’est dire l’importance de la campagne de géodésie et de cartographie menée sous la direction de Pierre-Joseph de Bourcet au regard de l’histoire de la présence humaine sur les hauts sommets des Alpes.

Les ascensions de 1851-53

Lors de la campagne géodésique et cartographique des années 1851, 1852 et 1853, visant à terminer la Carte Générale de la France – dite carte de l’État-Major – des officiers topographes et cartographes de l’État-Major ont gravi une bonne vingtaine de sommets du massif des Écrins.

Le premier sur les lieux, le capitaine Alexandre Davout, neveu du maréchal d’Empire Davout, secondé par le lieutenant Froester, avait la mission d’établir la géodésie dite du second ordre. Lors de cette campagne, il a gravi l’Aiguille Centrale d’Arves (1852, 3513 m) et, probablement le pic Jocelme (3457 m, 1853, Bonvoisin sur la carte). Pour l’Aiguille Centrale d’Arves, ce ne semble pas être une première : des documents permettent de savoir que des habitants de Valloire y sont monté en 1839. En revanche, pour le Jocelme c’est la première connue et attestée.

Puis, durant l’été 1853, d’autres officiers sont venus dans le massif pour établir la géodésie finale en stationnant sur les points désignés et mesurés préalablement par le capitaine Davout, afin de fixer les limites entre communes permettant de rabouter les cartes du cadastre, mais surtout d’obtenir le maximum d’altitudes et de détails pour dessiner la carte.

C’est ainsi que, durant l’été 1853, les officiers en charge des derniers relevés topographiques et de la cartographie ont escaladé les sommets suivants :

• le lieutenant Émile Meusnier : la Barre des Écrins (4102 m), le Pelvoux (3946 et 3932 m), l’Ailefroide Orientale (3847 m), l’Ailefroide Occidentale (3954 m), Neige-Cordier (3614 m), les Agneaux (3664 m), la Pointe Nérot (3538 m) ;

• le capitaine Joseph Constant Cousinard : le Bonvoisin (3480 m) et le Jocelme (3457 m) ;

• dans le secteur de la Bérarde, le capitaine Louis-Hippolyte Bourgeois : la Tête Nord du Replat (3342 m), l’Aiguille du Plat de la Selle (3596 m), le Grand Pic de la Grave (3667 m), le Jandri, la Tête des Fétoules (3459 m), l’Aiguille des Arias (3221 m), l’Aiguille d’Entre-Pierroux (3168 m) et la Cime du Montagnon (2895 m) ;

• et, enfin, au sud, le capitaine Courrier : les Rouies (3589 m) et le Sirac (3441 m).
Si les documents des années 1851-53 ne permettent pas de donner avec certitudes des dates (mois et jours) pour ces ascensions, les données géodésiques des minutes de la carte finale convergent pour attester la réalité de ces ascensions.

Chaque officier était accompagné d’un muletier et d’un ou plusieurs guides. Payés directement par les officiers sur les sommes qui leur étaient confiées à leur départ de Paris, les noms de ces guides et muletiers n’apparaissent jamais dans les archives – correspondances et mémoires – des officiers de l’État-Major. Seuls des accidents dramatiques permettent de conserver des traces de ces montagnards anonymes. En 1853, le guide du capitaine Vuillemot, chute sous ses yeux dans le Valbonnais : les secours financiers demandés par l’officier permettent d’identifier le guide. Il en va de même pour un guide du capitaine Adrien Durand : foudroyé sous ses yeux dans le Vercors, il est identifié dans les archives.

Lire la suite de l’article ici.

Une autre histoire des Alpes : les ascensions oubliées des officiers géographes dans les Alpes du Sud

• La carte de Bourcet, 1749-1755
• La carte générale de la France, dite carte de l’État-Major, 1823-1830, 1851-54

Recherches menées par Olivier Joseph et Paul Billon-Grand (France)
et par Eugenio Garoglio (CeSRAMP – Université de Turin)
Avec la collaboration d’Alexandre Nicolas, cartographe.

Contact : Olivier Joseph – olivierpjoseph@gmail.com – 06 88 56 61 95

Crédit photo Olivier Joseph et Paul Billon-Grand

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