Denis Urubko au K2 : « Je ne m’attendais pas à recevoir de soutien de qui que ce soit. J’étais seul responsable de ma sécurité »

C’est une interview exceptionnelle réalisée par le magasine hongrois Mozgasvilag
et traduite par Explorers Web que nous retranscrivons et adaptons ici.

Denis Urubko est l’un des meilleurs grimpeurs de notre époque. Il a 21 ascensions de 8.000 m, dont deux en hiver, à son actif. Il a ouvert de nouvelles voies sur le Manaslu, le Cho Oyu, le Lhotse et le Broad Peak. Il a réalisé toutes ces ascensions sans oxygène supplémentaire.

Il est également connu pour sa forte personnalité. Denis Urubko en a donné d’ailleurs des preuves l’hiver dernier. Avec son équipe de polonais, les rois de l’escalade hivernale himalayenne, surnommés les « guerriers de glace », il a participé à une expédition hivernale au K2.

L’expédition était dirigée par le légendaire Krzysztof Wielicki. L’homme a été le premier à escalader l’Everest, le Kanchenjunga et le Lhotse en hiver. Et il a fait du russe Denis Urubko un citoyen polonais honoraire.

Denis Urubko ne se sentait pas comme un vrai coéquipier dès le début de cette aventure. Ses suggestions ont été ignorées, mais Denis Urubko a travaillé comme un membre à part entière du projet, réparant les cordes et établissant les camps. C1, C2, C3 et les points les plus élevés des deux tentatives ont tous été atteints dans une large mesure grâce à ses efforts.

Mais chez certains alpinistes puristes, dont Denis Urubko, l’hiver se termine le 28 février. Pour une première ascension hivernale, cette fine distinction pourrait être négligeable. Néanmoins, elle a incité Denis Urubko à tenter secrètement le K2 de son propre chef en Février. Il a atteint 7.600 mètres mais a dû faire demi-tour à cause d’une chute dans une crevasse lors d’une tempête.

Après le retour de Denis Urubko au camp de base et quelques discussions que l’on imagine tendues avec le chef de l’expédition, il est parti un jour plus tard.

Finalement, l’expédition polonaise a échoué. En janvier et février, toute l’équipe a passé la majeure partie de son temps sur la Route Basque (« Cesen »), une ligne technique directe mais raide avec peu de bons endroits pour bivouaquer. Deux grimpeurs ont été grièvement blessés. Lorsqu’ils sont arrivés sur la route normale de la crête des Abruzzes, ils n’avaient plus le temps d’avancer. Entre-temps, ils ont également effectué un sauvetage sur Nanga Parbat.

Mozgasvilag : Pensez-vous que la route Cesen était le bon choix pour la première ascension hivernale du K2 ?

Denis Urubko : Non. Sur cette voie, il y a une énorme différence entre les conditions estivales et hivernales. La Route Basque (Cesen) est si raide qu’elle ne peut pas retenir la neige en hiver.

Les roches tombent constamment de la crête dénudée. Il n’y a pas vraiment de bons endroits pour camper, et elle est complètement exposée aux forts vents d’ouest. Il est même difficile de survivre sur cette route en hiver. Je pense donc que ce n’est pas un bon choix pour cette saison.

Avez-vous participé au choix de l’itinéraire ?

J’ai consulté mes amis qui ont tenté la route basque en hiver. Mais, lorsque j’ai essayé de parler avec les polonais, la décision avait été prise. Malheureusement, nous avons dû suivre les choix de notre chef d’expédition.

Pensez-vous qu’il y avait plus de chances sur la face Est, même si elle n’a même pas été escaladé en été ?

Oui, c’est le contraire de la Route Basque. En été, la face présente un risque d’avalanche trop important. Mais les conditions de neige sont idéales en hiver, et il est plus facile de grimper sur la neige que sur la glace.

Il y a de bonnes possibilités pour que les trous et les crevasses glaciaires offrent une excellente protection pour les tentes. La face est bien protégé des vents constants de l’ouest. Avec une équipe forte et travailleuse, c’est une bonne voie vers le sommet.

Avec de si bons camps, il semble que vous puissiez alors utiliser le style classique plutôt que le style alpin.

Tout à fait d’accord. La voie des Abruzzes est meilleure en style alpin. Il y a des camps établis, et vous pouvez suivre les cordes fixes laissées l’été. Bien sûr, une bonne acclimatation et un engagement mental sont nécessaires. Le côté Est est plutôt un itinéraire traditionnel d’expédition.

Qui était le plus fort dans l’équipe ?

Adam Bielecki, Rafal Fronia et Marcin Kaczkan. Et il y avait un autre jeune homme, Maciej, qui était bien motivé.

Comment avez-vous obtenu la citoyenneté polonaise ?

C’est arrivé il y a cinq ans, avec l’aide du Club Alpin Polonais. Il y a plusieurs raisons à cela. J’ai vécu sur l’île de Sakhaline, qui a plusieurs liens historiques avec la Pologne. J’avais de bonnes relations avec des alpinistes polonais comme Boguslaw Magrel. En 2001, j’ai sauvé une polonaise sur le Lhotse.

En 2003, j’ai participé à l’expédition hivernale polonaise sur le K2 et j’ai noué des relations positives avec Piotr Morawski, Marcin Kaczkan, Krzysztof Wielicki, Bogdan Jankowski, la journaliste Monika Rogozinska et de nombreux autres. Depuis lors, j’ai été en contact permanent avec la communauté alpine polonaise.

Je les ai aidés et ils m’ont inspiré.

Pourquoi pensez-vous que la relation entre vous et les autres membres de l’expédition s’est détériorée ?

Avec certains d’entre eux, j’avais une très bonne relation, avec d’autres, j’ai lutté pour trouver un terrain d’entente parce qu’ils ne comprenaient pas l’essence de l’alpinisme d’hiver.

Un blog russe a déclaré que vous vous plaigniez qu’ils ne voulaient pas parler russe avec vous.

Non, une telle chose n’est jamais arrivée. Nous avons utilisé quelques phrases en russe, mais surtout en polonais ou en anglais, et Krysztof Wielicki m’a souvent parlé en italien. Mais certains membres de l’équipe ne m’ont pas du tout parlé, peut-être à cause de la colère. Ils ne voulaient tout simplement pas entendre ce que je disais. Pourquoi ? Qui sait ? Qui sait ? C’était difficile pour eux de comprendre mon opinion.

Ne sentez-vous pas contraire à l’éthique d’avoir essayé de grimper en solo sans le consentement de l’équipe ? Auriez-vous évalué un succès comme une victoire d’équipe ?

Si j’avais réussi en solitaire, ça aurait été le succès de toute l’équipe. Mais à ce moment-là, je ne me sentais plus la même responsabilité envers l’équipe. Je pense que je dois non seulement respecter l’expédition, mais que l’expédition doit aussi me respecter.

Au début, j’étais immensément ravi et fier de me battre avec les Ice Warriors vers un but commun. Mon action en solo a reflété mon attitude positive antérieure pour aider à réaliser le rêve national polonais.

Avez-vous senti que l’expédition polonaise était plus dans une logique « nous vous avons invités, nous vous avons donné la citoyenneté, alors fermez votre bouche et grimpez » ?

Comme un esclave ? Vraiment, on devrait leur poser des questions à ce sujet. Mais oui, j’avais parfois l’impression que les dirigeants pensaient que c’était suffisant pour moi d’être ici et de faire ce qu’ils disaient…

Néanmoins, beaucoup vous critiquent ouvertement et disent que votre tentative solo n’était pas éthique.

C’est une situation plus complexe que cela. Ce ne sont que des opinions. D’autres opinions existent. Je n’aime pas non plus qu’ils déclarent que les expéditions commerciales n’ont pas leur place dans l’Himalaya. C’est absurde. L’Himalaya est gratuit, car l’escalade est une activité gratuite. J’aime travailler dans mon style plus sportif, tandis que d’autres partent en expédition commerciale. Quel que soit votre choix, le but est de s’y amuser.

Avez-vous dit à quelqu’un ce que vous aviez prévu de faire avant de le faire ?

J’ai écrit ce que je faisais à deux personnes : ma petite amie Maria et un ami russe, Anton. Bien sûr, les nouvelles étaient inquiétantes pour eux, et pour moi, ce n’était pas facile d’éteindre l’ordinateur portable et de commencer.

La petite amie d’Urubko, Maria Jose, qui était présente lors de l’interview, a ajouté : « Il a juste envoyé le message à la dernière minute et est parti. Il ne s’attendait pas à une réponse. Bien sûr que je lui ai écrit, mais j’ai vu qu’il ne l’avait pas lu. »

Ce que les gens pensaient de toi te dérangeait ?

Non, je me souciais seulement de ce que Maria, Anton, ma mère et ma sœur pensaient. Ma décision a été le résultat d’un long processus. L’expédition m’avait restreint. J’ai fait ce que je pensais être le meilleur dans cette situation. Je n’ai parlé à personne, mais après le petit déjeuner, j’ai secrètement fait mon sac.

J’avais tout ce qu’il fallait pour grimper en style léger. Je suis allé au camp 1, puis au camp 3. J’y ai creusé un trou à 7.200 mètres, juste assez grand pour y ramper. Tôt le matin, je me suis levé et je suis monté vers la voie des Abruzzes. Je n’avais aucun doute. Physiquement, je me sentais très fort. Malheureusement, comme prévu au camp de base, le temps se détériorait.

Les conditions étaient trop risquées. Il y avait beaucoup de crevasses, et je suis tombé dans l’une d’elles à 7.600 m, à 150 m sous le camp 4. Un pont de neige s’est effondré sous moi et je suis tombé de quelques mètres. J’ai pu grimper, mais je n’ai pas pu traverser la crevasse. En été, les cordes fixes facilitent les progrès, mais il n’y a rien en hiver.

La situation était très risquée, mais bien sûr, cela fait partie du jeu. Il était impossible d’aller plus loin. Je ne voyais presque rien dans le brouillard, et le vent ne cessait d’augmenter. Je n’avais pas d’autre choix que de descendre. Mais je pense que si j’avais pu en voir juste assez pour traverser le champ de crevasses, j’aurais eu une chance d’atteindre le sommet.

La descente n’a pas été facile non plus. Je ne voyais presque rien et j’ai souvent perdu la trace. Finalement, j’ai atteint le camp 3, puis je suis redescendu au camp de base sans m’arrêter.

S’il vous était arrivé quelque chose et que vous aviez eu besoin d’aide, auriez-vous compris que le chef de l’expédition ait été en colère contre vous ?

Je comprends que mes associés et le chef de l’expédition étaient en colère quand je suis parti seul. Mais ils n’avaient aucune responsabilité envers moi. Marcin et Maciej étaient en route vers le C2, dans le processus normal de leur acclimatation personnelle, mais personne d’autre. Personne n’était sur la montagne au-dessus du camp 1 après mon départ.

Mais si vous aviez eu des ennuis, ils vous auraient porté assistance ?

Comment auraient-ils su que j’avais des ennuis ? Je n’avais pas de radio. Ils ne savaient même pas où j’étais. Je ne m’attendais pas à recevoir de soutien de qui que ce soit. J’étais seul responsable de ma sécurité.

Je suis sûr qu’ils seraient partis votre recherche si vous aviez disparu.

Ils n’étaient pas en mesure de le faire, sauf peut-être Adam Bielecki et Marcin Kaczkan. Mais Marcin revenait tout juste d’une première reconnaissance, et Adam est resté au camp de base après sa montée d’acclimatation. J’étais complètement seul. Si quelque chose s’était sérieusement mal passé, ils auraient eu raison de dire simplement : « Denis Urubko est seul, c’est son choix et sa faute. »

D’accord, mais échangeons les rôles. Disons qu’Adam Bielecki soit parti en solo et ait eu des ennuis. Vous ne lui auriez pas porté assistance ?

Bien sûr, mais pas parce que je fais partie de l’expédition. Parce qu’Adam Bielecki est mon ami et que j’aurais voulu l’aider.

Mais tous les membres de l’équipe n’étaient pas vos amis. Pensez-vous qu’il y en a que vous n’auriez pas aidés ?

Non, non, peu importe qui a des ennuis, j’aurais fait de mon mieux pour aider, comme je l’ai fait pour Elisabeth Revol sur le Nanga Parbat.

Quelle est votre relation avec Krzysztof Wielicki et les autres membres de l’équipe maintenant ? Pouvez-vous imaginer travailler à nouveau ensemble ?

Bien sûr que oui. Je ne ferme jamais les portes à la collaboration avec des amis. Certains d’entre eux ont déjà fait leurs preuves sur les pentes du K2 en hiver. J’ai une bonne relation avec Adam Bielecki et Marcin Kaczkan.

Avez-vous parlé depuis avec vos coéquipiers ?

Avec Adam et Marcin plusieurs fois. J’ai écrit à Wielicki pour l’aviser chaque fois que j’ai des obligations, des pourparlers ou des événements qui pourraient inclure la mention de notre expédition. Il m’a toujours dit que ce n’était pas nécessaire, mais en tant que membre de l’expédition, je me suis senti obligé de demander.

Bien sûr, rester amis est plus compliqué. Notre relation devrait probablement reposer sur de nouvelles bases, ce à quoi je suis tout à fait ouvert. Je respecte également Wielicki pour ses exploits en alpinisme et sa forte personnalité. Nous avons eu de nombreux projets intéressants et difficiles ensemble. D’une certaine façon, j’ai toujours une bonne relation parce que je le comprends. Être chef d’une grande expédition nationale est une responsabilité sérieuse.

Est-ce qu’il vous comprend aussi ?

Vous devriez lui demander. Nous avons tous les deux des opinions différentes sur ce qui s’est passé. Mais n’oublions pas une chose : lui aussi a quitté une expédition hivernale sans la permission de son chef et a escaladé le Lhotse en solo. Nous avons donc ce parallèle dans nos carrières. Je serais également très heureux de participer à la prochaine expédition hivernale polonaise K2, mais je pense que l’équipe doit être assemblée différemment.

Savez-vous qu’ils en organisent déjà une pour 2019-2020 ?

J’ai entendu la rumeur.

Ils ont annoncé lors d’une conférence de presse qu’ils se préparaient déjà.

Ce n’est pas parce qu’ils sont prêts qu’ils y vont. Je n’ai pas d’invitation, ils n’ont pas d’argent. On peut parler de l’expédition quand elle est déjà au Pakistan, que tout est payé et que l’équipe se rend au camp de base à pied. Jusqu’à la dernière minute, tu peux tout avoir dans ta tête. Il y a deux ans, Wielicki m’a écrit avec enthousiasme que tout était prêt. J’ai annulé tous mes projets techniques d’escalade afin de me préparer physiquement.

Puis, à la dernière minute, l’expédition n’a pas eu lieu. C’est une chose courante dans les expéditions en haute altitude. En raison de l’argent, des médias ou même de l’équipe, il y a une grande incertitude. Nous devons être prêts à partir demain, mais cela n’arrivera peut-être jamais.

Vous souhaitez organiser vous-même une nouvelle expédition K2 l’hiver ?

Oui, j’y pense, mais j’ai reporté cela à quatre ans. Quelques amis et moi avons commencé à penser à des sponsors potentiels et nous nous préparons étape par étape. Nous grimperons le pic Lénine en hiver car ce n’est pas techniquement difficile. Une « vraie » ascension hivernale du Broad Peak est également possible. La première ascension hivernale a eu lieu le 5 mars 2012, mais encore une fois, ce n’est pas l’hiver à mon avis.

Avec qui préfèreriez-vous aller au K2 ?

Les meilleurs amis sont toujours les meilleurs partenaires, tant qu’ils sont bien préparés. Marcin Kaczkan et Adam Bielecki sont de très bons grimpeurs. Mais il y a aussi des candidats potentiels parmi mes étudiants du Kazakhstan, de Russie, d’Espagne et d’Italie.

Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’être amis, ou est-il possible que trois ou quatre personnes très fortes mais différentes puissent coopérer vers un seul but ?

C’est possible, mais très risqué. Si vos pairs ne se connaissent pas bien, il se peut qu’en temps de crise, ils ne coopèrent pas. Le mieux, cependant, c’est d’être amis, comme je l’ai été avec Simone Moro sur le Gasherbrum II et le Makalu et sur beaucoup d’autres projets.

J’y travaille dans mes écoles. Nous essayons de profiter de la montagne ensemble et de travailler côte à côte. Une fois, Ueli Steck et moi avons été en contact pour un projet sérieux, une ascension hivernale. Même si nous n’étions pas amis, nous nous connaissions assez bien. Il est possible que nous aurions pu faire quelque chose ensemble.

Quels sont vos projets pour l’avenir proche ? Je sais que vous avez les yeux sur le Cerro Torre.

[Urubko appelle Maria pour répondre à ça]

Denis Urubko : Marishka, dis-nous ce qu’on veut escalader, s’il te plaît.

Maria Cardell : Notre objectif principal est la Route Ragni sur le Cerro Torre. Mais tu sais Denis il pense toujours à quelque chose de nouveau. S’échauffer avec un itinéraire classique, mais en vouloir toujours plus. Après Ragni, si je suis à l’aise, on peut essayer de grimper quelque chose de nouveau. Sur le Cerro Torre ! Pouvez-vous imaginer ? Je serais heureux de réussir sur Ragni ! Nous allons y aller pour deux mois parce que le temps en Patagonie est notoirement imprévisible. Nous partirons le 28 novembre et resterons jusqu’au 26 janvier. C’est mon premier voyage là-bas.

Maria Cardell a 44 ans et grimpe depuis plus de 20 ans. C’est une tradition familiale. Sa tante et son grand-père étaient des alpinistes de renom. Sa mère était une skieuse extraordinaire, qui a remporté de nombreuses courses, même dans les championnats nationaux. En tant que photojournaliste, elle s’est rendue en Italie pour interviewer Urubko, ils sont allés grimper ensemble et ont découvert qu’ils formaient une bonne équipe. Maria a gravi les sommets Lénine, Spantik et Cho Oyu, qui ont été nominés au Piolet d’Or cette année pour leur nouveau parcours sur le pic Chapayev près de Khan Tengri en août 2017.

Cette interview est parue à l’origine en hongrois dans la publication en ligne Mozgasvilag. Traduction par ExplorersWeb avec la participation de Laszlo Pinter et Denis Urubko.

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