Il y a Des escalades. Réflexions d’Antoine Le Ménestrel

Un joli post bien pensé de Antoine Le Menestrel :

Voilà …la compétition est aux Jeux Olympiques.
La fédération stoppe les conventionnements de falaises et les compétiteurs ne sont pas contents car ils n’auront qu’une seule médaille, en prime certains pensent que la vitesse n’a pas sa place dans un combiné bloc-difficulté-vitesse.
Rappelez-vous que les premières compétitions furent des compétitions de vitesse : elles sont nées en Russie et l’ascension et la descente faisaient partie du chrono. L’escalade de vitesse est une facette de l’Escalade. L’escalade de compétition comme l’escalade libre, l’escalade artificielle, le fun climbing, le deep water… sont seulement des facettes de l’Escalade. Il y a DES escalades.
L’escalade de compétition n’est pas l’Escalade. Il faudrait poursuivre l’invention de l’escalade de compétition. L’escalade de compétition doit se libérer des valeurs de l’escalade libre. L’escalade de vitesse s’est inventée, elle existe sur une voie identique pour tous. Pourquoi pas une voie de difficulté identique pour toute la compétition, des figures types à réaliser ? Déjà les organisateurs de compétitions régionales émettent des réticences à payer des ouvreurs pour créer des voies originales. La pratique du bloc évolue, elle s’est rapprochée du Parkour et génère des ouvertures plus spectaculaires. La compétition doit émouvoir le spectateur non initié, sinon seule la vitesse représentera notre activité aux Jeux Olympiques. La compétition se perd quand elle essaie de se parer de valeurs ; son unique raison d’être c’est la mise en scène de la recherche du vainqueur.
Il y aura aussi ceux qui continueront à pratiquer l’escalade pour le partage, le dépassement de soi, l’émulation, la solidarité, la poésie, la danse de façade, la contemplation, le respect de l’autre et de la nature, la créativité, l’escalade sur les cartons ou des frigidaires, ceux qui inventeront leur voie.
Saignon Novembre 2016
Antoine Le Menestrel

En 1985 j’ai signé « Le Manifeste des 19 » contre l’apparition des compétitions en France dont voici un extrait : « Certains sports n’existent qu’à travers la compétition, qui est leur seule raison d’être. Mais l’essence de l’escalade est autre. Sa finalité est et doit rester une recherche de la difficulté technique et la recherche d’un objectif chaque fois plus ambitieux… L’escalade est avant tout une recherche personnelle. Mais il y aura aussi ceux qui continueront à pratiquer le vrai jeu de l’escalade : les gardiens d’une certaine essence et d’une certaine éthique de l’escalade. »
Aujourd’hui je suis toujours fier d’avoir signé ce manifeste. Sauf que je pense ne plus, comme à cette époque, qu’il y a de véritables et de faux grimpeurs. Les grimpeurs sur murs artificiels d’escalade ne sont pas moins grimpeurs que celui qui grimpe en falaises ou celui qui grimpe sur les monuments.
L’éthique de l’escalade était différente dans chaque pays. L’escalade libre s’inventait depuis la fin des années 70. Je faisais partie des grimpeurs qui contribuaient à cette évolution : on en discutait, on en rêvait, on actait. Je me sentais missionnaire de cette éthique. J’avais une vision absolue de notre nouvelle éthique et je pensais qu’elle était la meilleure façon de grimper. J’avais pratiqué l’escalade artificielle, l’escalade avec l’éthique Allemande et Anglo-saxonne avec gout (j’avais grimpé Right Wall à 16 ans en 1981). Mais pour réaliser une voie difficile, cette éthique anglaise était peu technique et laborieuse. Ce furent des moments d’intenses échanges et de discussions avec les Anglais. La mondialisation de l’escalade libre ayant uniformisé une éthique commune, la comparaison des performances a été plus facile.
Pendant les années 80, par période je m’engageais à fond dans la performance. Cette recherche du dépassement me rendait créatif dans la gestuelle afin de résoudre les énigmes minérales comme dans la Rose et le Vampire puis La Rage de vivre le premier 8b/c français (1986). Réaliser en solo la voie la plus dure d’Angleterre, Révélation 8a (1985), m’avait obligé à gérer ma peur et me plonger dans des états de profonde concentration. Ma relative faiblesse musculaire dans la paroi déversante de Ravage, la première voie cotée 8c (1986), m’avait poussé à utiliser ma respiration comme un cinquième point d’appui avec les deux pieds et les deux mains. C’est à ce moment-là que l’on inventait l’ouverture de voie par le haut des falaises. On cherchait à ouvrir de nouvelles voies dans des profils jamais exploités tels les bombés. J’étais attiré par l’ouverture de nouvelles voies dans des espaces vierges, toujours plus difficiles pour moi. J’étais excité par l’inconnu. Par curiosité, nous allions aussi répéter les voies extrêmes des autres grimpeurs français ou étrangers afin de savoir quelles étaient leurs démarches et aussi pour que la renommée de la voie la plus difficiles ne demeure pas longtemps. Il y avait dans cette attitude, l’envie d’être le premier à atteindre une difficulté inconnu qui est le signe d’un état compétitif mais sans classement. Lorsqu’en grimpant je tournais le dos à mes compagnons de cordé, c’était pour mieux me concentrer sur la voie à réaliser, ils étaient en bas à m’encourager et à souhaiter ma réussite. Dans la même voie je pouvais tomber puis encourager un compagnon d’escalade et le conforter par ma présence afin qu’il dépasse ses limites. C’était des moments forts et émouvants de ferveur collective. Encourager dans une ascension était une attitude nouvelle. Il n’y avait pas de gagnants et de perdants. Lorsque je me suis retourné dans le croisé de « La Rose et le Vampire » j’ai vu dans les yeux de mes compagnons d’escalade que je ne grimperais plus seulement pour moi mais aussi pour partager ma passion.
J’étais un jeune étudiant, je vivais en marge de la société, je défendais avec « la bande des Parisiens » et bien d’autres une pratique de l’escalade non assujettie au système médiatico-financier-compétitif. J’étais idéaliste, je ne voulais pas de ce monde-là. Nous redoutions de perdre notre liberté et notre état d’esprit, et nous demandions de la réflexion. Nous étions tous des amateurs et n’avions pas de rapport financier avec l’escalade. Seuls quelques grimpeurs comme Patrick Edlinger et Patrick Berhault vivaient de l’escalade. Le souhait d’organiser des compétitions d’escalade ne venait pas de nous, grimpeurs, mais des associations, des fédérations, des magazines et de quelques grimpeurs. La société n’aime pas les pratiques marginales et elle se devait d’intégrer l’escalade. La compétition était un bon moyen. « La morale collective actuelle nous fait croire que l’important c’est de l’emporter sur les autres, de lutter, de gagner. Nous sommes dans une société de compétition mais un gagnant est un fabricant de perdants.» Albert Jacquard.
On nous disait que la compétition existait déjà, qu’il fallait s’y résoudre et que ma vision poétique de l’escalade était une éthique de substitution à la réalité. Certains nous faisaient croire que l’escalade libre n’était que compétition. Encore aujourd’hui, il existe un sociologue qui prétend que je fais de la dénégation. Sans le savoir des gens comme lui sont imbibés de cette idéologie de l’esprit compétitif, ils voient seulement l’esprit compétitif et ils veulent nous imposer cette vision unique et réductrice. Être habité par l’esprit d’émulation de l’autre m’aide à être meilleur. L’esprit compétitif est différent, il donne de l’énergie pour devenir meilleur que l’autre. Il y a là une grande différence que beaucoup ne comprennent pas mais qui génère des comportements très différents.
Quand la compétition est arrivée, je ne voulais pas mettre toute mon temps et mon énergie et ma créativité pour être le meilleur, cela me semblait déplacé pour un être humain. Je me souviens de m’être trouvé dans un dilemme : soit de m’adapter à l’apparition des compétitions ou soit d’arrêter de grimper. Je lisais les paroles d’indiens lues dans le livre ‘Pieds nus sur la terre sacrée’ « Les désirs d’un homme doit tendre vers l’authentique non vers l’artificiel… Il n’existe pas d’autre terre pour nous. Inutile de nous en acheter une autre. Que le gouvernement soit content et fier ! Il peut nous tuer. Nous ne combattons pas. Nous faisons ce qu’il dit. Si nous ne pouvons pas vivre ici, nous voulons aller dans les montagnes et mourir.». Si je m’accrochais à une certaine idée de la pureté de l’escalade alors j’allais mourir. Je devais trouver un moyen de m’adapter, de devenir créatif au sein du système.
L’escalade libre s’était inventée. L’escalade avait d’autres voies à proposer. Je préférais me mettre au service d’une idée au-delà de moi qui puisse donner une image de l’escalade que je pouvais en partie maîtriser et dont je pouvais être fier. J’ai voulu que la compétition soit la plus intéressante possible. J’allais inventer des gestuelles pour mes amis grimpeurs qui allaient participer aux compétitions.
Dès 1986 à Vaulx en Velin, pour la première compétition d’escalade sur mur artificiel, j’ai été le premier chef ouvreur de voie de compétition sur un mur d’escalade artificiel. Je l’ai aussi été pour les 3 masters de Bercy et pour de nombreuses Coupes du monde. J’ai développé une recherche créative sur l’ouverture en proposant qu’elle soit constituante d’une voie de compétition au même titre que la difficulté. J’ai osé des ouvertures originales pour ne pas enfermer les voies artificielles dans un unique carcan de difficulté physique. C’était passionnant, on ne participait pas uniquement à l’ouverture des voies mais aussi à la sculpture des prises, à la création du mur, et même comme juge dans la voie. Ce métier d’ouvreur n’existait pas, on l’inventait. On élaborait les règles pour mesurer la performance et cela demandait du temps de l’énergie, de la créativité et il fallait faire des choix. En effet cela ne va pas de soi de déterminer des règles pour établir un classement. Le compétiteur est le meilleur dans un cadre de règles imaginées. Il n’y a pas de premier absolu. La compétition est la mise en scène de la recherche d’UN meilleur. Il y avait de gros enjeux dans les compétitions, il fallait un seul vainqueur, mais je ne me contentais pas de cette contrainte de sélection, je voulais du suspense, de l’originalité gestuelle et du spectacle, j’étais vraiment un dramaturge. Mes préoccupations se portaient aussi sur l’analyse des différentes difficultés possibles : mouvement de force, d’équilibre, mouvement imposé, à déchiffrer, mouvement qui sortait de l’ordinaire, qui déstabilisait et parfois même qui sortait du mur pour grimper sur les structures extérieures, tel que le support en béton. Je vous renvoie à un texte que j’écrivais à l’époque : « Ouvrir une voie d’escalade sur un mur artificiel c’est visser une prise pour créer un mouvement original. C’est proposer un geste qui est motivé par une recherche de difficultés, de gestuelles, de contraintes, de plaisir, d’un état d’esprit. Hier nous avions le rocher pour nous dicter le cheminement de nos voies. Aujourd’hui, les structures artificielles nous permettent d’ouvrir nos propres voies. Lorsqu’un ouvreur se trouve au pied du mur, son éventail de prise dans la main, il doit sans cesse chercher à inventer de nouveaux mouvements le mur devient alors un outil de réflexion de recherche et de création. Il devient le support de son imagination. L’ouvreur ouvre des espaces cachés et inscrit au travers de sa gestuelle sa personnalité, son émotion, sa poésie. Une voie devient une œuvre sur le mur révélée par le compétiteur tel un danseur révèle une chorégraphie. »
Avec ces ouvertures, on déroutait les compétiteurs, certains adoraient nos voies tel Lynn Hill ou François Legrand et d’autres les détestaient. On nous traitait de « pédé » (qui n’était pas pour moi dégradant) parce que les voies demandaient de l’équilibre de la finesse et que les grimpeurs s’étaient entraînés en faisant des tractions et en développant leur force. Souvent j’essayais de placer le croisé de la Rose et le Vampire mais les compétiteurs avaient beaucoup de difficulté à le déchiffrer. Ce mouvement ne faisait pas encore parti du vocabulaire gestuel. Je connaissais les atouts et les faiblesses des grimpeurs, j’étais capable d’éliminer un compétiteur sur un mono doigt main gauche. Nos voies faisaient appel à la fluidité, au lâché prise et correspondaient bien aux styles de Lynn Hill, Nanette Raybaut, Patrick Edlinger Robert Cortijo, François Legrand. J’en faisais trop peut-être, mais ma créativité débordait.
Je me souviens d’une étape de Coupe du Monde à Lyon en 1989, pour laquelle j’étais chef ouvreur. Je m’apprêtais à descendre dans la voie de finale femme que Lynn Hill venait de remporter, afin de la transformer en finale homme. Les spectateurs se sont mis à hurler à la première prise que je dévissais. Je feignais de ne pas comprendre, mais les cris s’amplifièrent et sous la pression du public je me suis retiré, la peur au ventre, sans faire les modifications. Cela faisait plusieurs fois que nous échangions avec Lynn sur la possibilité de faire concourir les hommes et les femmes dans une même voie. Cette voie peu déversante en donnait l’occasion. Les spectateurs voulaient savoir : ils avaient imposé cette rencontre. Finalement, elle se positionna derrière Simon Nadine, Jerry Moffat, Ben Moon et devant Stéphane Glowacz, Didier Raboutou. Cette voie annoncée 8a alors qu’elle était 7c, les grimpeurs ne s’en sont pas rendu compte et ont cherché la difficulté jusqu’à l’épuisement.
J’ai aussi un autre souvenir troublant : lorsqu’un compétiteur utilisait une mauvaise méthode il tombait puis les uns après les autres tous les grimpeurs se trompaient de méthode. Il suffisait qu’un grimpeur trouve le bon chemin pour que les compétiteurs qui suivent ne tombent plus dans le piège. Pourtant, les grimpeurs n’avaient aucune information entre eux. C’est comme si le grimpeur laissait une trace invisible de son passage sur le mur.
Au Master de Bercy, lors d’une démonstration d’escalade (en 1989 l’ouvreur grimpait et démontrait aux spectateurs que la voie était possible). Les deux genoux coincés dans une écaille, j’ai mis la tête en bas en effectuant avec les mains le mouvement tournant de la chanson « ainsi font, font les petites marionnettes ». Les milliers de spectateurs ont rigolé. Il suffisait d’un petit geste pour entrer en relation avec le public, j’avais noué ma cordée émotionnelle. Je me suis révélé danseur.
La compétition je la connaissais dans d’autre sport. J’ai pratiqué le tennis à haut niveau et j’ai arrêté car je ne supportais pas l’injustice que générait la soif de victoire. J’avais pratiqué la compétition de kayak à ses débuts, je gagnai mais j’avais honte de brandir une coupe en toc qui ne représentait rien. En 1987 poussé par certain grimpeur et par des membres de la fédération je finis par essayer. J’avais envie de vivre de l’escalade et j’avais signé un contrat de sponsoring avec Asolo pour créer une paire de ballerine « Opéra », un chausson d’escalade « Run out » et pour participer à trois compétitions. Cette dernière clause me faisait souffrir comme un poisson qui avait mordu à l’hameçon. Pour la première Compétition à Vaulx en Vélin, je m’étais préparé en pratiquant la méditation Zen et en cogitant sur l’élévation spirituelle à Buoux en haut d’un piton rocheux tel un stylite suivant les parole de la bible : « Qui s’élèvera sera abaissé et qui s’abaissera sera élevé » Mathieu, « Ainsi ce n’est pas celui qui plante qui est quelque chose ni celui qui arrose, mais c’est dieu qui fait croitre » Corinthiens. La veille de la finale je fis une grosse fête car j’avais peur de gagner et d’être grisé par la victoire, et puis si je participais à une compétition c’était pour être le premier sinon cela m’intéressais pas. Je trouvais la sentence de Coubertin « l’important c’est de participer » pleine d’hypocrisie. Je suis arrivé second derrière Didier Raboutou très entrainé. Pour la deuxième compétition sur les falaises du Biot en Savoie, je m’étais isolé au Cimaï chez Denis Garnier. Je méditais sur la petite fumée qui court le long d’une paroi et qui la longe sans s’accrocher. J’ai alors réalisé le premier 8a « à vue » avec Samizdat. J.B. Tribout mon ami était venu me chercher dans la falaise du Cimaï et m’a emmené à la compétition à laquelle je n’avais pas envie de participer. Je n’assumais pas la contradiction entre mes convictions anti compétition et l’envie que mes performances sportives soient reconnues. En effet les médias n’en parlaient peu et n’avaient d’yeux que pour Patrick Edlinger la star que l’on pouvait nommer le trou noir de la médiatisation. Lors de la compétition au sol, je me cachais sous une couverture, j’avais honte de moi. Je grimpais, je réussissais la voie et je remettais ma couverture sur la tête. Je lisais Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : « Ô ciel au-dessus de moi, toi le pur ! Toi le profond ! Toi l’abîme de lumière ! Je frissonne de désirs divins en te regardant comme ça, à l’aube, tant tu es intense, puissant et serein dans l’équilibre de tes contraires. Me lancer dans ta hauteur – voilà ma profondeur ! Me cacher dans ta pureté – voilà mon innocence ! Ensemble, nous avons tout gagné. Ensemble, nous avons appris à grimper par-dessus nous-mêmes. Nous avons appris à nous dépasser pour parvenir à nous-mêmes.» A la fin des qualifications j’étais premier. Patrick Edlinger , a organisé une conférence de presse improvisée : j’ai été accusé avec mon frère Marc de tricherie pour avoir grimpé dans la falaise un an auparavant. C’était vrai, mais comme on peut avoir grimpé sur un mur d’escalade avant que les voies soient ouvertes ! Il pleuvait des cordes, la compétition a été annulée mais j’ai contribué à faire annuler la dernière compétition internationale sur falaise et j’en suis fier. Je n’ai pas participé à la troisième compétition sur la falaise d’Arco, car les voies étaient pleines de prises mal taillées sur le rocher. Je n’ai pas eu le désir de grimper et je n’ai pas grimpé. Mon sponsor a déchiré mon contrat devant moi. Je suis vite revenu à mon amour de l’ouverture.
En 1992, c’est au cours d’une ouverture de championnat du monde à Munich que je me suis blessé, j’ai eu un accident par surcharge de travail. L’organisateur n’a pas voulu me dédommager, je n’avais aucun statut administratif, aucune assurance, pas d’autres ressources et la fédération a peiné à me dédommager. J’ai stoppé tous contacts avec la compétition. en 1986, nous avions plusieurs jours pour ouvrir une voie de compétitions. En 1992 lorsque j’ai arrêté ; j’avais un jour pour ouvrir plusieurs voies. Les contraintes financières et de temps m’avaient rattrapé, la dimension gestuelle n’était plus pertinente, je n’avais plus assez d’espace de liberté pour m’exprimer. Les murs devenaient de plus en plus déversants et les voies de moins en moins intéressantes gestuellement. J’ai gardé mon rapport aux spectateurs qui me galvanisaient, le support vertical et l’ambiance de se réunir dans un évènement, mais sans l’esprit de compétition. J’ai fait du spectacle en ouvrant des voies poétiques à la verticale. La compétition m’a aidé à me révéler et j’ai trouvé ma voie.
Depuis trois ans, je grimpe en falaise avec mon fils Joakim et je l’accompagne aux compétitions, car le partage est plus important que ma conviction! L’évènement compétitif a une valeur positive ; c’est de permettre à la communauté des grimpeurs de se retrouver, d’échanger. La compétition d’escalade est un spectacle et celui-ci n’est pas bon. L’escalade est étriquée dans des couloirs, les mouvements souvent réduits à un seul acte physique et de plus uniquement de résistance, parfois 4 grimpeurs évoluent ensemble. Heureusement que les ouvreurs sont créatifs et que l’apport du Parkour génère des ouvertures originales en bloc. Le spectacle est tué par la soupe musicale ; il n’y a plus de relation entre le grimpeur et les spectateurs, plus d’empathie. Je souffre de l’image que l’on donne à voir de notre pratique. J’ai rêvé d’une compétition qui serait un prétexte qui permettrait de valoriser, de développer des valeurs importantes de l’escalade: solidarité dans la cordée, l’émulation, la créativité gestuelle, la rencontre, la beauté du geste. Mais la compétition veut du rendement et du résultat. Mon rêve est vain. J’aime toujours ouvrir de nouvelles voies d’escalade à Buoux, mais aussi sur mur artificiel lors de stage fédérale d’ouvreur de club. Je développe cette transmission de l’ouverture de voie afin de réamorcer de la créativité dans notre pratique et de moins consommer l’escalade. Il faut des grimpeurs forts qui ouvrent des voies extrêmes et repoussent les limites mais nous avons besoin une communauté dynamique, entreprenante qui pense et rêve sa pratique. L’ouverture de nouvelles voies est l’avenir de l’escalade.
L’escalade est une pratique qui s’est intégrée socialement grâce au développement des murs d’escalade à la compétition, à la médiatisation. L’escalade sportive est une activité qui est devenue fortement influencée par la culture de la compétition. L’organisation d’une compétition est dictée par des règles financières, et de mesures de sécurité et peu pour la beauté de la pratique. La compétition est une valeur fondatrice de notre société occidentale. « Je crois que l’Occident est né le jour où Pétrarque est monté sur le mont Ventoux. Car l’Occident, c’est l’idée qu’il faut passer de la contemplation à la domination du monde, et donc ne pas seulement observer le mont Olympe comme le faisaient les Grecs, mais le gravir. » Régis Debray
L’esprit compétitif valorise le plus fort et provoque l’exclusion. Il suit l’idéologie dominante du plus fort au détriment de valeurs de solidarité. Il développe la comparaison entre les êtres humains et provoque des souffrances. Il y a un gagnant heureux et des déçus. Tout se fait au détriment des aides à l’épanouissement des grimpeurs, au développement de la pratique, à la protection de nos terrains de jeu naturel, au développement d’autres valeurs. La compétition est aujourd’hui incontournable mais phagocyte les autres facettes de l’escalade. Elle rejette la dimension poétique, initiatique, contemplative de l’escalade. C’est un état d’esprit qui n’est plus d’actualité pour notre humanité. Mais cet esprit compétitif se développe grâce au vide laissé par d’autres valeurs humaines oubliées.
La compétition valorise la victoire au détriment du plaisir du chemin. Libérerons l’escalade du poids de l’esprit compétitif afin d’en poursuivre son invention.
Saignon 29 mai 2016

Merci à Pierre Pessemesse et jean-Jean Pierre Banville pour leur relecture

3 réflexions au sujet de “Il y a Des escalades. Réflexions d’Antoine Le Ménestrel”

  1. Très beau texte. Merci Antoine pour cette belle réflexion. J’ai échangé avec Marc sur ce thème, et mes « idées » croisent très largement ton partage.
    Cordialement

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  2. Comme d’habitude, Antoine montre la profondeur de sa pensée concernant le développement de l’escalade.
    Alors que l’on pourrait penser qu’il pencherait vers la nostalgie d’un âge d’or de l’escalade devenu image d’Epinal, son texte est résolument avant gardiste et tourné vers les générations futus.
    Un maître a penser

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  3. Hyper bien ce partage d’expérience peu commune.
    et plus prosaïquement, je suis intrigué par les chaussons (d’escalade ?) portés sur la photo. Est-ce que ça a un nom particulier ?
    Je pose la question car je me blesse régulièrement à un orteil et je cherche (désespérément) une alternative.
    Amitiés.

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