Par Yannick Vallençant
Un débat s’est déclenché il y a quelque temps dans le cadre des Piolets d’Or et sous la houlette du GHM autour de la question de la « preuve » en alpinisme, qui se trouve aujourd’hui d’une douloureuse actualité du fait du décès de celui qui en était la cible du moment, Ueli Steck. Cette polémique qui devrait m’être étrangère (n’étant ni une connaissance de Steck, ni une autorité alpinistique – l’essentiel de mon palmarès étant constitué de deux œdèmes successifs au Broad Peak puis à l’Everest et, dans ma jeunesse, d’un possible record de lenteur dans l’arête Sud de la Chapelle de la Glière) m’a pourtant profondément énervé et intimement « remué » – sans doute parce que j’eus autrefois, comme les proches de Steck aujourd’hui, à faire face au deuil de ma famille, à subir des assertions intempestives et infondées des uns et des autres à leur sujet et à défendre la vérité et leur mémoire contre les calomnies des plus aigris et des plus médiocres de leur détracteurs de principe.
C’est essentiellement à ce titre-là que je me permets d’exprimer mon analyse sur une polémique jugée essentielle par certains mais que je trouve à la fois déplacée, vaine et potentiellement destructrice pour l’alpinisme, ses acteurs et, en la circonstance, pour leurs proches. Je vous la livre parmi d’autres, en espérant contribuer utilement à éteindre le débat (puisque ce débat me semble nocif, surtout dans le contexte actuel de deuil de la famille de Steck).
Tout d’abord, en demandant (exigeant) des preuves, il me semble qu’on avilit à la fois l’alpinisme et ses acteurs au lieu d’entretenir leur légende – et je ne suis pas certain que ce soit là le but des initiateurs de cette polémique sur l’authenticité des performances. En effet, parmi les vertus morales prêtées aux alpinistes (ou/et qu’ils se prêtent eux-mêmes) il y a l’importance accordée à l’éthique, à la parole donnée, à la franchise, etc. Dès lors, en exigeant désormais des preuves, on instaure le doute et on prend donc de fait acte d’une certaine banalisation de l’alpinisme, comme possible théâtre de supercheries communes à la plupart des disciplines sportives et à l’ensemble de la société. Sans être dupe de la réalité des choses dans le milieu montagne (forcément, étant né dedans), je pense donc que ceux qui prétendent vivre de l’entretien de la légende des alpinistes feraient mieux de ne pas mettre le doigt dans cet engrenage de la vérité complète et à tout prix… Au risque de faire apparaître quelques décalages entre mythes et réalités du milieu…
Cette recherche de preuves me semble également avilissante en ce qu’elle ravale l’alpinisme au rang de banale compétition, alors que ce qui est censé le distinguer fondamentalement d’une simple discipline sportive c’est sa dimension d’aventure intérieure et personnelle. À ce titre, ce qui fait vraiment la richesse de l’alpinisme, c’est que vous pouvez vivre une aventure de valeur comparable en tant que premier de cordée débutant dans une simple classique en AD+ ou en tant qu’alpiniste professionnel ouvrant une première en solo hivernal en Himalaya. Ainsi, il n’y a pas de comparatif ni d’antériorité à établir entre l’ascension revendiquée par Steck et celle de la cordée Graziani/Benoist dans la même face : chacune est une aventure singulière, et le fait que Graziani/Benoist en aient fait la première ou la seconde ascension n’a aucune importance quant à la valeur de celle-ci, selon moi.
Ces deux arguments étant posés, l’exigence de preuve me dérange également en ce qu’elle instruit un procès et en ce que les règles d’un procès légitime et équitable ne sont à l’évidence pas respectées, si l’on veut bien analyser la chose par analogie avec les grands principes du droit (qui repose lui-même sur des bases éthiques et morales, quoi qu’on en pense).
Sur la légitimité du procès : le déclenchement d’un procès repose sur l’existence d’un préjudice et de victimes. Or, selon moi, un alpiniste « inventant » ou « enjolivant » une ascension ne porte préjudice ni à l’alpinisme ni à personne – sauf éventuellement à sa propre réputation et à son amour propre s’il est découvert, et à ceux qui, naïvement, croient dur comme fer que la montagne et ses acteurs seraient exempts de tout péché commun en ce bas monde… Au contraire, il contribue à la légende, en quelque sorte, et il permet de rêver! Quant à défendre qu’un alpiniste qui, par le mensonge, capterait des sponsors dont il priverait du même coup ses concurrents, c’est oublier un peu vite les principes du sponsoring et de la communication : une marque n’achète pas prioritairement des héros authentiques et des histoires vraies, mais des histoires qui font vendre et ceux qui savent les raconter… Nombreux sont ainsi les petits ou grands affabulateurs parmi ceux qui vivent le mieux de leurs « aventures » médiatisées, non parce qu’ils sont les meilleurs sur le terrain mais justement parce qu’ils savent raconter des histoires qui plaisent. On peut comprendre la frustration de certains alpinistes de top niveau à ne pas vivre mieux de leurs capacités physiques et techniques quand d’autres peut-être moins forts y parviennent, mais ce n’est pas du fait de leurs concurrents mais de leurs propres manques à eux en termes de charisme, de communication, d’aptitudes commerciales. Donc, à mon sens, dans ces affaires d’ascensions controversées, il n’y a ni préjudice ni victime, donc pas matière à procès.
Sur la légitimité des juges et des experts : le jury, les experts et les juges de Steck sont-ils tous légitimes sur le plan alpinistique ET moral, et sont-ils tous exempts de conflits d’intérêts? C’est ce qu’on demande dans de vrais procès, alors il faut y être vigilant ici aussi quand on prétend se poser en arbitre de la vertu des autres. Et à titre personnel, je considère, arguments à l’appui, que le président du GHM Christian Trommsdorff n’a aucune légitimité pour donner des leçons de morale à quiconque.
D’autre part, les règles de forme d’un procès équitable ne sont pas respectées. Ici, on renverse la charge de la preuve en demandant à l’accusé de prouver qu’il n’a pas fauté… Dans un procès normal, ce serait à l’accusation de prouver la faute.
De plus, il y a une faute morale selon moi à juger un « suspect » par contumace, alors qu’il est en expédition (double peine : pas de possibilité de se défendre, et pression accrue sur le terrain). Et ce ne sont pas les « pudeurs de gazelle » des débatteurs des Piolets d’Or (alléguant que non, au grand jamais, il ne s’agissait de lancer la pierre à un grand alpiniste absent) qui changent quoi que ce soit à la réalité concrète de cette situation.
Il faut aussi s’interroger sur la proportionnalité de la peine infligée à l’issue de tels procès et de ses conséquences possibles sur le plan humain : dans un milieu aussi prompt à ériger des statues qu’à brûler des idoles, démontrer un mensonge sur une ascension peut conduire à jeter le doute et l’opprobre sur tout un parcours d’alpiniste et à une « mise à mort » professionnelle voire sociale, sans grande considération pour les qualités que les « condamnés » avaient pu démontrer par ailleurs au-delà de telle ou telle « erreur de parcours ». Tomo Cesen en a fait l’expérience en son temps.
Surtout, au-delà de l’injustice et la dureté de ce genre de procès, on peut se demander si les enjeux – dire que « mentir, c’est pas bien » et démontrer que la montagne ne serait pas exempte de certaines médiocrités, la belle affaire! – sont à la hauteur des dégâts humains qui pourraient en découler pour les accusés et pour leurs proches (parents, femme, enfants).
Non, l’alpinisme n’a pas besoin de juges, d’arbitres ni de chronomètres. Il a besoin de légendes, de mystères, de rêves, de belles histoires et de ceux qui savent nous les raconter, bien plus que d’austères sportifs de haut niveau aussi performants soient-ils. C’est très bien de ne pas savoir si Mallory et Irvine ne sont pas arrivés au sommet de l’Everest avant Hillary et Tensing, comme il est plaisant d’imaginer que le Yéti pourrait être bien plus réel que le dahu. Et puis si moi j’ai envie de raconter mon ascension de l’arête sud de la chapelle de la Glière comme Bonatti dans le sauvetage du pilier du Freney, c’est vraiment grave et interdit, dites-moi ? Et si j’ai envie de croire à la fois que Steck a réussi un truc dément en face sud de l’Annapurna tout seul, et qu’ensuite Graziani et Benoist ont réalisé une toute autre aventure mais tout aussi démente sur la même face, c’est pas bien comme ça?
Alors puisque l’alpinisme est aussi affaire de croyances et de foi, gare à l’Inquisition!
Merci Cédric pour ce plaidoyer
Un passage de ton texte m a fait penser au parcours du très regretté Marco Siffredi qui lui aussi en son temps n’avait pas rencontré l’appétit des médias avides d’exploits photogéniques , mais beaucoup plus sûrement la montagne et la passion qui va avec.
Puissent ces deux artistes exceptionnels bivouaquer encore longtemps dans les cieux , et pour nos souvenirs éternels.
Bonjour Gilles
Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mais Yannick Vallençant qui est l’auteur de se texte.
Je n’ai fait que le relayer, avec son autorisation.
Oups , désolé , autant pour moi
Merci Yannick Vallençant pour ce texte; merci pour Ueli, ses proches, et pour tous les alpinistes.
Que les gardiens de la (leur) morale s’en imprègnent, et réfléchissent à leur propre posture…
Sacré valançant! Toujours prêts à se faire son coup de pub en abordant un sujet auquel il ne comprends rien de rien si ce n’est un point commun avec steck….la mythomanie.
Merci pour ce jolie plaidoyer, mais il m’interroge tout de même sur une chose essentiel:
Les juges ne sont ils pas une conséquence des revendications faites par les alpinistes ?
Autrement dit si, l’alpiniste ne revendiquait pas le meilleur chrono sur tel parcours, ou la 1ere de telle montagne, est que nous aurions des juges pour valider les records ?
Je n’émets aucun jugement sur la pratique qui, je pense, révolutionne l’alpinisme, mais le chronomètre et les exploits sportifs sont d’abord du fait du pratiquant et plus particulièrement de ceux qui recherche la performance comme Steck ou Jornet.
Ce sont d’abord des compétiteurs et de fait, leur revendication de chrono sur tel ou tel parcours amène légitimement la question de la preuve. Comme en son temps la 1ere de l’Annapurna et d’un 8000 par Herzog et Lachenal.
Meme si aujourd’hui les enjeux ne se situes plus entre les nations, Il faut aussi considérer un aspect qui ne me semble pas négligeable, c’est celui des sponsors qui, en tout état de cause modifie un peu sans doute, le rapport entre l’alpiniste et la montagne.
Bref difficile a dire si Steck a menti ou non, et meme si j’ai envie de croire a ses exploits, je pense que la preuve représente l’honnêteté et la valeur d’une revendication. Et l’éthique de l’alpiniste serait sans doute de ne pas revendique publiquement un exploit dont on ne serait apporter la preuve.