« Elle m’a déçue. Je ne pensais pas qu’elle le ferait ». Grosse désillusion pour cette jeune française un soir de mai 2018 dans un lodge à deux pas du monastère de Tengboche. Sa compagne de trek a jugé plus efficace et confortable de redescendre du camp de base de l’Everest par d’autres moyens que ses pieds.
En l’espèce par les airs. En hélicoptère. Un luxe à la portée de tous ? Oui, à condition de pratiquer l’arnaque à l’assurance. Une habitude désormais pour les compagnies d’hélicoptères népalaises, les propriétaires de lodge qui proposent ce « service », et les touristes trop pressés ou trop flemmards pour prendre les deux jours nécessaires à la redescente en direction de Lukla.
Le principe ? Vous demandez à un local, souvent un propriétaire de refuge, de vous déclarer très souffrant, le plus facile étant le mal d’altitude, qui touche une proportion considérable de randonneurs dans cette zone. Pratique, parce que le moyen le plus efficace pour se débarrasser du mal de l’altitude est… de redescendre rapidement dans la vallée.
Un système très organisé
Une fois plus bas, le mal d’altitude cesse. Et les symptômes disparaissent. De quoi, si l’on a l’esprit mal tourné, faciliter l’arnaque à l’assurance. Car, oui, les frais de rapatriement sont pris en charge le plus souvent sur la base de l’urgence médicale.
V. elle n’a pas pris la peine de s’arrêter à Lukla. Pressée de poursuivre son tour du monde, elle a été rapatriée directement à Katmandou depuis Lobuche, à une demi-journée de marche de l’EBC. Une journée d’hôpital plus tard, elle poursuivait son périple, en avance sur son calendrier.
L’arnaque à l’assurance a pris une telle ampleur que les autorités népalaises ont identifié une quinzaine d’entreprises ayant participé à cette escroquerie et ont proposé que les opérations de secours soient coordonnées par la police népalaise mentionne dans un article récent Le Monde.
Complicité ou non des touristes ?
Début septembre, le gouvernement népalais a dévoilé une série de mesures pour combattre ce système, qualifié de « très élaboré ». Des randonneurs étaient incités, malgré eux, à recourir à des évacuations par hélicoptère coûteuses, avant d’être hospitalisés. Ces faux sauvetages auraient rapporté plusieurs millions de dollars aux fraudeurs.
L’article du Monde précise que le système prospérait aux dépends des randonneurs. Ceux-ci étaient incités « à leurs dépends » à être rapatrié.
Ce que nous avons vu sur place est un peu différent. Des touristes profitaient de ce système pour s’épargner les deux jours de descente vers Lukla, et la nuit d’hébergement dans cette ville, pour un vol retour vers la capitale népalaise le lendemain.
Empoisonnement de trekkers
Reste que la version du journal Le Monde paraît également étayée. Les autorités soupçonnent certains sherpas d’avoir empoisonné les touristes en mélangeant du bicarbonate de soude, un laxatif puissant, à leurs repas.
Les porteurs percevaient au passage une généreuse commission allant jusqu’à 500 dollars par rapatriement. Un sherpa gagne en moyenne 25 dollars par jour de travail. Les alpinistes secourus étaient ensuite gardés quelques jours dans un hôpital de Katmandou, où le mal d’altitude, s’il était réel, disparaissait naturellement, contrairement à la facture des soins, qui, elle, pouvait vite grimper.
L’AFP, qui a révélé l’escroquerie en juin 2018, a recueilli plusieurs témoignages d’alpinistes dupés.
12.000 dollars le transport factice
L’Australienne Jessica Reeves a ainsi été évacuée par hélicoptère en octobre 2017 parce qu’elle souffrait… d’un rhume. « Il [mon guide] me disait sans cesse de prendre l’hélicoptère, a-t-elle expliqué. Il m’assurait que ce serait trop risqué de continuer et qu’il valait mieux que je parte maintenant. »
Avec elle, huit ou neuf autres alpinistes ont été évacués à bord de trois hélicoptères, avec comme consigne de déclarer à leurs assurances qu’ils avaient voyagé seul.
La compagnie d’hélicoptères pouvait de cette manière surfacturer les trajets effectués. Alors que le coût du sauvetage est estimé à 4 000 dollars, certains d’entre eux atteignaient 10 000 à 12 000 dollars.
« La situation est hors de contrôle »
La vallée du Khumbu, qui mène vers le « toit du monde », est ainsi devenue au fil des ans une véritable ruche à hélicoptères, avec de quinze à vingt trajets héliportés par jour. Airbus a dû se frotter les mains en livrant pas moins de vingt appareils au Népal ces cinq dernières années.
En août, plusieurs compagnies d’assurances ont menacé de ne plus couvrir les expéditions. « La situation est hors de contrôle, a écrit Danny Kaine, l’un des responsables de la société britannique Traveller Assist, au ministère népalais du tourisme. Je ne crois pas que vous vous rendiez compte de l’ampleur de la fraude ni de la façon dont elle fonctionne. »
Traveller Assist a calculé que 30 % des évacuations héliportées qu’elle a remboursées n’étaient pas nécessaires. Les autorités népalaises ont identifié une quinzaine d’entreprises ayant participé à cette escroquerie et ont proposé que les opérations de secours soient coordonnées par une unité de la police népalaise.
Dans l’un des pays les plus pauvres de la planète, où les recettes du tourisme sont vitales, de nombreuses agences proposent également des randonnées dans des vallées de l’Everest plus accessibles, y compris pour les handicapés ou les seniors. Certaines agences baissaient leurs tarifs, quitte à écourter la durée des randonnées, en misant sur les commissions des fausses évacuations.